Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

dimanche 26 janvier 2014

Un élément du génie de Claude Lorrain : les pins du Latium

            Un élément peu remarqué qui concourt, lui aussi, au génie de Claude Gellée, c’est l’apparition dans ses dessins aussi bien que dans ses tableaux des pins du Latium, ces grands conifères majestueusement simples, auxquels la campagne romaine doit beaucoup du sentiment de grandeur qu’elle inspire à qui sait encore la regarder. Or ces arbres étaient restés inconnus de tous les paysagistes qui précédèrent le Lorrain, comme les Carrache, et même de Poussin, bien qu'il vécût lui aussi à Rome. En voici trois, dont le dessin fait ressortir la pureté formelle, et donc la noblesse.

Claude Lorrain, Vue avec des pins, 1640,
15,7 cm x 12,4 cm,
Haarlem, Teylers Museum.

samedi 25 janvier 2014

Une dimension du génie de Claude Lorrain : la maîtrise de la perspective

            Splendeur de la lumière ; clarté de la forme ; finesse de la palette : tels pourraient être les trois premiers aspects qui caractérisent le génie du Lorrain, sans l’expliquer cependant, car le génie n’est pas plus réductible aux procédés qu’il utilise que le tout ne l’est, en bonne métaphysique, aux parties qu’elle intègre. Un autre secret de ce même génie, nécessaire et insuffisant lui aussi, c’est la maîtrise de la perspective. Voici un dessin daté de 1668, Deux palais avec saint Alexis, alors que Claude avait 68 ou bien 63-64 ans, selon que l’on situe sa naissance en 1600 ou bien en 1604/1605 ; en tout état de cause, il s’agit d’une réalisation tardive, qui nous montre comment le peintre, même après avoir atteint sa pleine maturité artistique, n’hésitait pas à faire des « exercices de perspective », sans doute pour ne pas perdre la main. Dans un ouvrage collectif consacré aux dessins du grand Lorrain, nous lisons ceci :

Damish (1984) a analysé le système de perspective utilisé dans ce dessin. Comme d’habitude, Claude fixa l’horizon aux deux cinquièmes de la hauteur de l’image ; le point focal est situé sur l’axe vertical de la feuille. Comme dans le Christ devant Pilate (cat. 92), le système utilisé est celui de la costruzione legittima, avec un point de convergence à l’intérieur de l’image, alors que généralement Claude adoptait un système bifocal. Il s’ensuit que les lignes de construction sont toutes parallèles à la surface ou bien ce sont des orthogonaux ; l’image obtenue est, en quelque sorte, archaïsante et artificielle[1].

Le thème de cet « exercice », c’est saint Alexis, ce patricien romain qui, après avoir vécu en Terre Sainte, revint dans l’Urbs, et vécut sous l’escalier du palais de ses parents, sans que ceux-ci le remarquassent jamais. Claude a représenté ici la maison patricienne au premier plan, qui fait pendant à un édifice plus considérable, l’une et l’autre demeure s’élevant dans le port de la cité, où sont amarrés des vaisseaux. La perspective, et la construction tout entière du dessin, concourent – plus que ne voudraient probablement l’admettre des critiques contemporains – au sens de la scène. Alexis, en effet, est couché, oublié, sous la voûte de l’escalier qui conduit à la maison de ses pères, où toute la magnificence du site qui l’entoure lui demeure cachée, les architectures terrestres et marines aussi bien que la procession des nuages dans le ciel méditerranéen ; mais il est allongé pourtant au travers de l’axe central du dessin, qui mène au soleil, invisible et présent, vers lequel convergent toutes les lignes de perspective. L’astre du jour n’est donc pas qu’un prétexte, il est bien l’Alpha et l’Oméga de toutes les couches de signification que le spectateur est invité à discerner.

Claude Lorrain, Deux palais avec saint Alexis, 1668,
24,7 x 39,6 cm,
Haarlem, Teylers Museum.

Cf. http://participans.blogspot.it/2012/07/regards-sur-quarante-tableaux-ou.html



[1] Claude Gellée, dit le Lorrain, Le dessinateur face à la nature, Paris, Musée du Louvre – Somogy, éditions d’art, 2011, p. 268. L’article cité est celui de Hubert DAMISCH, « Claude, A Problem in Perspective », p. 29-44, in Pamela ASKEW (éd.), Claude Lorrain, 1600-1682 : A Symposium, Center for Advanced Study in the Visual Arts Symposium Series III, Washington 1984.

Port méditerranéen au soleil levant avec l'embarquement de sainte Paule pour Jérusalem, de Claude Lorrain

            Un somptueux tableau de Claude Lorrain a été vendu à Londres au mois de décembre 2013. Il s’agit d’un Port de mer au soleil levant avec l’embarquement de sainte Paule pour Jérusalem. Nous disons bien l’embarquement de sainte Paule, et non de saint Paul, comme on peut curieusement le lire ici ou là dans les gazettes dédiées au marché de l’art. Le personnage principal étant évidemment une femme, cette erreur est bien étrange. Nul doute en effet qu’il ne s’agit ici de la noble dame romaine qui, vers la fin du IVème siècle quitta la Ville Éternelle pour aller, après son veuvage, mener à Bethléem une vie de pénitence et de prière, à l’exemple de saint Jérôme qu’elle avait eu l’occasion de connaître auparavant.
            Claude nous représente son départ au soleil levant, qui symbolise d’abord sa destination, et puis surtout le Christ qu’elle veut aller servir aux lieux de sa vie terrestre. Comme il en a l’habitude dans ses paysages marins, Claude fait converger toutes les lignes de fuite de sa composition vers le soleil. La colonne de l’édifice de gauche, au premier plan, puis l’arbre qui lui répond à droite, un peu en retrait, encadrent la scène, que rythment successivement les mâts des vaisseaux amarrés en différents points de la baie, puis les montagnes et la tour qui délimitent l’arrière-plan, au-delà duquel il n’y a que la lumière. Le renoncement de Paule aux grandeurs de ce monde est en même temps un embarquement vers celui qui est la Lumière éternelle du Père.
            Pour notre goût – qui certes n’est pas infaillible – ce tableau est l’un des plus beaux du maître lorrain. Nous apprenons avec satisfaction que son attribution n’est désormais plus mise en doute :

The reappearance of The Embarkation of Saint Paula from the Smith collection at Hambleden Manor, Buckinghamshire constitutes the most important rediscovery of a painting by Claude Lorrain in more than a generation. It is not that the Hambleden Claude was entirely unrecorded, but it was inaccessible to scholars and students of Claude’s works – even through photographic reproduction – and had been unseen by the public since the late 19th century, when it was last exhibited at the Royal Academy … [T]he careful examination of the present painting, undertaken only in the last few months after it was withdrawn from a sale (Colefax and Fowler. Then and Now. Collection from Hambleden Manor, Lushill and 39 Brook Street, Mayfair; Christie’s, London, 10 July 2013), has shown the Hambleden painting to be – beyond question – not only Claude’s unique autograph version of the composition, but a masterpiece of the artist’s full maturity … Professor Marcel Rothlisberger, doyen of Claude studies and author of the Catalogue raisonné of the artist’s paintings … declared it a ‘great Claude’, concluding that it is ‘a truly sensational discovery, all the more so as the picture is in such wonderful condition, luminous, visible down to every detail, complete with an elaborate figure scene, the brilliant sun, rippling waves, a Roman temple, trees and rocks’ (written correspondence, 19 September 2013).


Si nous avons bien compris, c’est la National Gallery de Londres qui a emporté l’enchère de ce chef-d’œuvre. Voilà qui mériterait un voyage outre-Manche. Pour finir ce billet, rappelons à nos lecteurs que nous avons présenté d'autres tableaux du Lorrain sur ce bloc-notes:
http://participans.blogspot.it/2012/07/regards-sur-quarante-tableaux-ou.html


Claude Lorrain,
Port méditerranéen au lever du soleil

avec l'embarquement de sainte Paule pour Jérusalem,
100,9 x 135,2 cm,
acquis en décembre 2013 par la National Gallery, Londres.

mercredi 22 janvier 2014

La Sibylle libyque, du Guerchin

            La souveraine britannique possède, dans la Royal Collection, la Sibylle Libyque du Guerchin, peinte en 1651 comme la précédente. L’artiste lui a donné le même type qu’aux autres : une femme jeune encore, au visage méditatif, coiffée d’un turban et penchée sur un livre, celui des Oracles sibyllins. Les couleurs sont plus vives : robe bleue, manteau orange et rose ; la composition symétrique est adoucie par l’ovale qui enveloppe la Sibylle. On notera qu’aucune de ces sibylles n’est flanquée de l’emblème qui lui est propre, et que leur identité est toujours marquée par une inscription, bien qu’il existât une iconologie très précise à ce sujet.

Francesco Barbieri alias Le Guerchin (Guercino),
La Sibylle libyque, 1651,
Royaume-Uni, Royal Collection.

dimanche 19 janvier 2014

La Sibylle de Cumes avec un putto, du Guerchin

            Avant que la barbarie présente ne descendît sur le monde, les jeunes gens savaient tous par cœur la IVème Églogue :

Vltima Cumæi uenit iam Carminis ætas
Magnus ab integro sæculi nascitur ordo.
Iam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna,
Iam noua progenies cælo demittitur alto[1].

Grâce à Virgile, cette Sibylle de Cumes était la plus chrétienne de toutes. C’est pourquoi le Guerchin n’hésite pas, dans le tableau qu’il lui dédie, à la représenter aux côtés d’un putto ailé, qui tient un cartouche sur lequel lui est attribuée l’invocation « O lignum beatum in quo Deus extensus est »[2].
            On admirera la structure en chiasme, caractérisée par un jeu de symétries en X : l’échappée vers le ciel et l’autel sur lequel la Sibylle pose ses bras ; le parallélépipède de marbre et le mur obscur ; les deux livres ; le putto et le pied droit de la Sibylle. On y retrouve le même « classicisme à l’âge baroque » que dans la sibylle précédente, mais avec sans doute moins de génie, bien qu’il s’agisse d’une œuvre postérieure.


Francesco Barbieri alias Guercino (Le Guerchin),
La Sibylle de Cumes avec un putto, 1651,
Londres, National Gallery (Collection de Sir Denis Mahon).




[1] VIRGILE, Bucoliques, IV, 4-7.
[2] Voir à ce sujet la thèse de doctorat de Wolfger Stumpfe :  http://ubt.opus.hbz-nrw.de/volltexte/2006/385/pdf/Sibyllen_Dissertation.pdf

samedi 18 janvier 2014

La Sibylle persique, du Guerchin

            Le visiteur de la Ville Éternelle ne devrait pas manquer la Pinacothèque Capitoline, au deuxième étage du Palais des Conservateurs, sur le Capitole. Ils rendra ainsi hommage aux papes Benoît XIV et Pie VII, le premier ayant fondé en 1748 ce premier musée public de peinture à l’usage des voyageurs cultivés qui, au XVIIIème siècle achevaient leur éducation par le grand tour, et le second lui ayant donné, en 1818, sa structure actuelle. On y peut admirer la magnifique Sibylle Persique peinte par le Guerchin en 1647. Exécutée cinq ans après la mort de Guido Reni, cette œuvre nous semble en reprendre l’esthétique, que nous qualifierions de « classicisme à l’âge baroque ». Baroque, au sens des célèbres Principes fondamentaux d’histoire de l’art d’Heinrich Wölfflin, sont les draperies rouges et pourpres de la sibylle, plus picturales que linéaires, ainsi que le jeu d’ombre et de lumière qui module la composition, laquelle émerge sur un arrière-plan sombre. Mais l’équilibre de la composition, visage, buste, vêtements, la pureté des traits, l’intériorité de l’expression, portent la marque d’un esprit classique qui continue la lignée des maîtres émiliens, après les Carrache et Le Guide.

Francesco Barbieri alias Guercino (Le Guerchin),
La Sibylle Persique, 1647,
Rome, Pinacoteca Capitolina.

dimanche 12 janvier 2014

Le Baptême du Christ, de Guido Reni

            Dans la longue étude qu’il a dédiée à Guido Reni dans L’École du silence, Marc Fumaroli explique la fréquence et l’importance que le maître bolognais accorde aux figures conjointes du Christ et de saint Jean-Baptiste par le thème de la rencontre. En attendant de revenir sur ce sujet, nous citerons les lignes qu’il consacre au célèbre Baptême du Christ que l’on peut admirer au Kunsthistorisches Museum de Vienne :

Une autre accommodation, à peine plus appuyée, permet de voir se dessiner le Baptême sous la surface de la Rencontre. L’attitude des deux figures, cette fois, semble d’abord inversée par rapport à l’iconographie traditionnelle, qui représente le Christ s’inclinant et le Baptiste élevant le bras et la coupe lustrale au-dessus de lui. Mais cette inversion même des attitudes, si l’attention intérieure s’est bien fixée sur le Baptême, est un objet fertile pour ce que les maîtres spirituels nomment « considération » : le Christ commence par bénir et consacrer saint Jean avant d’être baptisé par lui et, dans le Baptême, c’est bien le Christ qui est exalté, le rôle de Jean se bornant à être l’instrument providentiel de cette exaltation. Ce renversement des rôles, ce passage du négatif au positif, de la figure apparente à la figure cachée et profonde, est la loi même de l’étonnant filigrane mnémotechnique conçu par le peintre[1].

Sur un registre plus scolaire, on remarquera que Le Guide, dans cette œuvre de 1623, utilise, pour les proportions du corps humain, un canon (1 × 8) qui s’apparente davantage à Praxitèle qu’à Phidias, ce qui montre que son classicisme foncier ne néglige pas tout à fait l’héritage maniériste. En ce qui concerne la composition, il faut remarquer que la structure triangulaire particulièrement visible intègre, sur le côté gauche du triangle pour le spectateur, une droite qui traverse tout le tableau, puisqu’elle descend de la nuée, passe par la tête de la colombe et la main du Baptiste, pour arriver au pied droit de l’ange et à l’angle gauche du tableau. Cette ligne, discrète mais nette, à la droite de la scène vue des personnages eux-mêmes, est celle-là même de la théophanie qui vient, en cet instant, annoncer le caractère messianique du Fils.


Guido Reni, Le Baptême du Christ, 1623,
Vienne, Kunsthistorisches Museum.




[1] Marc FUMAROLI, L’École du silence, Le sentiment des images au XVIIe siècle, [Champs Arts, 633], Paris, Flammarion, 2008, p. 414-415.