Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

jeudi 17 septembre 2015

À propos d’un port de Claude Lorrain

            Nous avons déjà présenté quarante-deux tableaux ou dessins de Claude Lorrain sur ce modeste bloc-notes[1]. Avant et afin d’en offrir un quarante-troisième à nos lecteurs, citons une réflexion de M. Alain Mérot, professeur à la Sorbonne, qui exprime avec la sobriété voulue la portée spirituelle que recèle l’œuvre de Claude :

Claude n’a pas inventé la marine. Les représentations de ports de mer existaient avant lui, notamment à Rome, avec Paul Bril et surtout Filippo Napoletano et Agostino Tassi. Mais il fut sans doute le premier (et le seul ?) à avoir associé ces vues, souvent prétextes au déploiement pittoresque des navires, des gréements et des activités portuaires, à un certain sentiment du temps. On a souvent évoqué sa façon d'opposer le matin et le soir, l’embarquement et le débarquement dans des paires de tableaux en pendants – une pratique traduisant leur vocation décorative. On a pu aussi déceler dans ces œuvres, variations virtuoses sur un petit nombre de sujets, un symbolisme religieux. Le thème du voyage ou du pèlerinage de l’âme, entre damnation et salut, était déjà présent chez les peintres des Pays-Bas des XVe et XVIe siècles – comme dans le fascinant paysage de Patinir montrant Charon faisant traverser le Styx aux âmes défuntes (vers 1520-1524, Prado). La littérature dévote et les livres d’emblèmes comparaient la vie humaine à un hasardeux voyage sur mer. Le port est ainsi l’image de Dieu, origine et terme d’une telle aventure. Il matérialise le point de départ et l’aboutissement d’un pèlerinage dont les héroïnes s’appellent sainte Paule s’embarquant pour rejoindre saint Jérôme en Terre sainte, ou sainte Ursule partant avec des milliers de compagnes pour accomplir sa destinée dans le martyre. Mais Claude ne raconte rien. La formule qu’il a développée, portée au plus haut degré de poésie, lui permet d’anticiper une action toute virtuelle. De tels tableaux ne déroulent pas le temps, car la chemin de la mer s’ouvre d’emblée à l’infini. Ils évoquent plutôt, par-delà la durée humaine du voyage, une éternité de repos.

Alain Mérot, Du paysage en peinture dans l’Occident moderne,
Paris, Gallimard, [Bibliothèque illustrée des histoires], 2009, p. 146-147.

Et voici l’une des marines auxquelles il est fait allusion : Paysage avec l’embarquement de sainte Paule à Ostie, que M. Mérot date de 1639. Une autre œuvre, qui se trouve à la National Gallery et nous avons déjà présentée[2], développe le même thème de manière horizontale, en insistant sur la mer et l’azur ; L’embarquement du Prado, en revanche, est vertical, et la scène est encadrée par de sévères architectures. Mais le dépassement du temps dans l’instant d’éternité du levant est bien le même : c’est cela qui apparente la peinture du Lorrain à la métaphysique, et c’est bien en cela que consiste la finalité de l’art, quoi qu’en pense le mauvais goût de notre époque aplatie dans l’historicité. Pars intellectiva animae secundum se est supra tempus, pour le dire avec saint Thomas[3] !

 
Claude Lorrain, Port avec l'embarquement de sainte Paule à Ostie, H. 211 - L. 145 cm, 1639 ;
Madrid, Musée du Prado

mardi 8 septembre 2015

Au-devant de la nuit



Chaque jour efface
Nos jours, et le Temps
Recouvre leur trace,
La creuse ou l’étend.
Mais tout s’y rapporte
Au même destin :
Les délices mortes
Le douloir éteint.

Si haut élancée
Que fût ta pensée
De sage ou de fol,
Vois, elle est au sol :
Utile ou futile,
Puissante ou subtile,
Nous en retombons
 – Tristes vagabonds
D’un éther inane –
Au creux du chemin
Où le genre humain
Fait sa caravane.

Léon Rameau [= Charles Maurras], Au-devant de la nuit,
Lyon, H. Lardanchet, 1947, p. 7.


            Dans une thèse de doctorat ès Lettres soutenue à l’Université Michel de Montaigne (Bordeaux III), M. Julien Cohen commente ainsi ce poème :

En 1946[1], paraît chez l’éditeur Lardanchet, un recueil poétique signé de Léon Rameau, Au-devant de la nuit. […]
Apparemment fort éloigné des habitudes éditoriales de Maurras, cet Au-devant de la nuit semble ne s’intéresser qu’à fixer un moment de destin, celui d’un homme seul devant la mort. La construction en deux parties comprend 18 et 24 pièces. Elle est précédée d’un court poème en lettres italiques, lui-même divisé en deux ensembles, de 8 et 12 vers. Sans titre, ce premier poème de prologue sera intitulé en table des poèmes selon son premier vers « Chaque jour efface ».
Chaque jour efface est composé de pentamètres, le mot tombant à la rime éclairant le propos :
temps – trace – destin – mortes – éteint – pour la première strophe.
pensée – fol – sol – futile – subtile – retombons – vagabonds – chemin – humain – caravane pour la seconde.
            L’ensemble indique la fuite des jours, de « nos » jours, l’ensemble poétique construisant une communauté par l’utilisation exclusive de la 1ère personne du pluriel, le nous étant souligné d’une apposition entre tirets – Tristes vagabonds d’un éther inane –.
            La perte de notre durée terrestre est un mal aussi commun que notre destin, puisque nous partageons les mêmes joies, les mêmes peines, autant d’instants que nous croyons uniques mais qui sont le lot commun du trajet humain. La première impression d’une unicité de la vie se heurte à un Mais catégorique, l’évidence de la mort, destinée commune, détruisant toute velléité de vie « individuelle ».
            Les rimes croisées de la première strophe, la brièveté des vers ajoutent à l’effet de balancement monocorde, amplifié, dans la seconde strophe, par l’emploi de rimes plates. Les indéfinis en oxymore Tout – Même – la construction en opposition des deux vers terminant la première strophe, le présent de vérité générale, tout concorde à donner pour évidence la perte de toute dimension personnelle de toute vie, quelque « trace » qu’elle « creuse » :

Mais tout s’y rapporte
Au même destin
Les délices mortes
Le douloir éteint.

Expression réaffirmée d’une inconsistance des jours enfuis, d’une superfluité de l’existence que vient marteler la seconde strophe. L’idée de la vanité des spéculations intellectuelles, « de sage ou de fol » construite sur l’idée de la chute « Si haut élevée », « Vois, elle est au sol », reprise par l’énumération en oxymore des adjectifs qualifiant cette pensée : « Utile ou futile / Puissante ou futile » se voit développée par l’absurdité du monde « un éther inane », que vient parachever la métaphore filée du voyage :

Nous en retombons
Tristes vagabonds
D’un éther inane –
Au creux du chemin
Où le genre humain
Fait sa caravane.

Ce début, d’un noir pessimisme, réfute tout orgueil, devenu dérisoire devant l’évidence de la mort. Il est à noter que ce poème sera intitulé Intermède, dans la Balance intérieure, et situé entre les deux Colloque des morts[2].



Ajoutons un autre poème, du même recueil et de même inspiration :


À son corps

Cher vêtement qu’il faut que je dépose
Pour ton usure et pour ta vétusté,
En remontant vers le trône des Causes
L’Âme sourit de voir sa nudité.

Les grands docteurs veulent que je compose
Avec ta chair une étroite unité :
Manquera-t-il, en mon fond, quelque chose,
Ô doux habit, quand tu m’auras quitté ?

Mon pauvre corps qui ne peux sous la lame
Rien que dormir en espérant ton tour
De s’envoler sur mes ailes de flamme.

Veuille le Dieu m’accorder de longs jours
De solitude où la gloire de l’âme
Ne chantera que jeunesse et qu’amour.

Léon Rameau [= Charles Maurras], Au-devant de la nuit,
Lyon, H. Lardanchet, 1947, p. 73.




[1] Le copyright du volume est de 1946, mais la date indiquée sur la page de titre est 1947.
[2] Julien Cohen, Esthétique et politique de Charles Maurras, t. II, [Thèse de doctorat en littératures française, francophone et comparée], Université Michel de Montaigne Bordeaux III – Universitat de Barcelona, s. d., p. 788-790. URL = http://diposit.ub.edu/dspace/handle/2445/62356 .

dimanche 6 septembre 2015

L’âme de Genève, évoquée par Gonzague de Reynold, et suggérée par Camille Corot

            Nous avons une grande dette de reconnaissance envers les peintres et les écrivains qui, à partir du XVIIème siècle pour les premiers, et du siècle suivant pour les seconds, commencèrent à prendre pour thèmes de leurs œuvres leurs patries d’origine ou leurs terres d’adoption. Grâce à eux, nous pouvons encore entrevoir ce que fut, et peut-être demeure l’âme des cités et des campagnes de la vieille Europe, avant la défiguration systématique auquel elles furent soumises, depuis un demi-siècle, par l’urbanisme à l’américaine et la démocratie de masse. Par l’intermédiaire de ces tableaux et de ces textes - pour ceux, fort peu nombreux, qui savent encore voir et lire - certaines rues et certains sites se transforment alors en palimpsestes qui, éclairés à la lumière de ces œuvres anciennes, laissent apercevoir la vérité secrète qu'ils cèlent aux profanes.
            Comme tant d’autres vieilles cités, Genève est devenue, depuis la fin des années soixante, une grosse ville assez laide, où la modernité coûteuse et prétentieuse des constructions récentes est venue s’ajouter à une certaine lourdeur helvétique des années vingt ou cinquante : qu’il suffise de penser à la place Cornavin ou aux quais de la rive gauche. Seule la ville haute fait exception, avec quelques rues circonvoisines du XIXème siècle, autour des Bastions et des Tranchées. Il n’en fut pas toujours ainsi, comme vont nous le prouver Gonzague de Reynold et Camille Corot. Du premier, nous citerons un extrait de Cités et pays suisses ; et du second, nous montrerons un petit tableau, Genève – vue d’une partie de la ville, qui se trouve à Philadelphie. Nous nous élèverons ainsi au-dessus de la pesante tristesse du temps présent, puis, lucides quant à la nature presque irrémédiable de la décadence où nous avons été plongés, nous invoquerons cette Beauté qui est un des noms de Dieu[1], et nous lui demanderons de nous faire miséricorde au soir de cette vie.

« Le charme de Genève est celui d’une cité latine. Elle en possède les caractères, non les plus apparents, mais les plus profonds : une simplicité noble, une sobriété un peu froide, une harmonie un peu monotone, une élégance discrète, et quelque chose d’élevé qui parle et qui entretient.
Chaque ville a son heure d’intimité, une heure où sa beauté particulière se dévoile. Paris, quand le soleil, rayonnant à travers les Champs-Élysées, évoque des cortèges de rois. Les vieilles bourgades allemandes – auvents, toits aigus, petites maisons, grandes églises – aiment les nuits silencieuses, après le couvre-feu, lorsque, par le vent agitée, la lumière d’une lanterne, à l’angle d’une rue, ranime la fresque d’un Rathaus. Il faut à Berne les après-midi d’été, à Fribourg les matins secs et clairs d’hiver. L’heure de Genève est, me semble-t-il, une matinée d’arrière-automne ou de fin de printemps.
Car le charme, tout en nuances, de Genève a besoin d’un air un peu âpre, d’une lumière tempérée d’un peu d’ombre. Ce charme ne se révèle qu’à des âmes sensibles, à des esprits délicats et cultivés. Il faut, pour le sentir, une certaine civilisation.
L’atmosphère bleue – l’azur estompé d’un ciel brumeux mais sans nuages, et d’un lac frissonnant doucement, tout pailleté de lueurs blanches – est à cette ville singulièrement propice. Les pierres de sa cathédrale et de ses maisons prennent alors les teintes de l’air, de l’ombre et des eaux. Les détails superflus s’effacent, les parties les plus opposées se composent : arriver à Genève par le lac, c’est se trouver en face d’un tableau classique.
Il faut savoir entrer dans les villes. Lorsqu’un fleuve navigable les traverse, ou lorsqu’un lac baigne leurs murs, prenez la voie du lac ou du fleuve… La nativité de Genève n’est point du rocher, mais des ondes. À l’origine, sous la domination romaine, quand Genève était un simple village administré par des édiles viennois, un corps de bateliers y avait son siège : sans doute leurs barques ne devaient point être sensiblement différentes des larges barques qui, avançant avec lenteur sous leurs voiles rapiécées, transportent les grands blocs de Meillerie.
[…]
La rusticité, le sentimental, le pittoresque détonnent donc à Genève : preuve de grandeur, d’élégance et de noblesse classiques, comme aussi de simplicité huguenote. Ces caractères entre eux s’harmonisent. On les retrouve toujours dans l’ensemble de banalités neutres mais qui, du moins, ne sont pas discordantes. Les quais de Genève, par exemple, n’ont rien de beau en eux-mêmes, mais en s’y promenant on assiste à des spectacles héroïques : le départ d’une longue barque aux voiles gonflées, le vol d’un cygne illuminé par le soleil, l’entrée dans le port d’un vapeur illuminé par le soleil éclatant du soir, et dont les hélices semblent faire jaillir de la lumière. La vertu de tels tableaux, c’est d’évoquer immédiatement l’Antiquité, la victoire de Samothrace, l’Odyssée, les pastorales de Théocrite, le vers de Virgile : fluctibus et fremitu assurgens Benace marino, et l’ode d’Horace : O navis, referent in mare te novi fluctus ! On comprend alors ce que représente, dans la latinité, le lémanisme, et ce qu’il doit être. On comprend pourquoi le Léman et Genève se rattachent à cet ensemble de pays et de cités, à la fois alpestres et lacustres : Annecy et son lac, Orta et le Crusio, Locarno et le Verbano, Lugano et le Ceresio, Côme, Bellaggio, et, plus au-delà, les lacs de l’Engadine et le sauvage lac de Garde. Genève, capitale du Léman, est, par son architecture et son paysage, un relais entre l’Italie et la France. »

Gonzague de Reynold, Cités et pays suisses,
éd. définitive, Lausanne, Payot, 1948, p. 40-41 et 45.


Et voici l’une des nombreuses toiles que Corot a dédiées à Genève. On y reconnaîtra l’une de ces voiles latines évoquées par Reynold, ainsi qu’une atmosphère qui révèle la fin du printemps : le grand arbre du premier plan n’a plus de fleurs, mais son feuillage encore très vert montre que l’été n’est pas encore venu.

 
Camille Corot, Genève - vue d'une partie de la ville, 26 x 35,2 cm, 1839 ;
Philadelphie, Museum of Art.




[1] Cf. S. Thomas, Summa theologiae, Ia, q. 39, a. 8, c.

La prière de la fin

ÉPILOGUE


LA PRIÈRE DE LA FIN

Mentre che la speranza ha fior del verde.
Dante, Purg., III.


Seigneur, endormez-moi dans votre paix certaine
Entre les bras de l’Espérance et de l’Amour.
Ce vieux cœur de soldat n’a point connu la haine
Et pour vos seuls vrais biens a battu sans retour.

Le combat qu’il soutint fut pour une Patrie,
Pour un Roi, les plus beaux qu’on ait vus sous le ciel,
La France des Bourbons, de Mesdames Marie,
Jeanne d’Arc et Thérèse et Monsieur Saint-Michel.

Notre Paris jamais ne rompit avec Rome.
Rome d’Athène[1] en fleur a récolté le fruit,
Beauté, raison, vertu, tous les honneurs de l’homme,
Les visages divins qui sortent de ma nuit :

Car, Seigneur, je ne sais qui vous êtes. J’ignore
Quel est cet artisan du vivre et du mourir,
Au cœur appelé mien quelles ondes sonores
Ont dit ou contredit son éternel désir[2].

Et je ne comprends rien à l’être de mon être,
Tant de Dieux ennemis se le sont disputé !
Mes os vont soulever la dalle des ancêtres,
Je cherche en y tombant la même vérité.

Écoutez ce besoin de comprendre pour croire !
Est-il un sens aux mots que je profère ? Est-il,
Outre leur labyrinthe, une porte de gloire ?
Ariane me manque et je n’ai pas son fil.

Comment croire, Seigneur, pour une âme que traîne
Son obscur appétit des lumières du jour ?
Seigneur, endormez-la dans votre paix certaine
Entre les bras de l’Espérance et de l’Amour.

Clairvaux, juin 1950.


Charles Maurras, La Balance intérieure,
in Œuvres capitales, vol. IV, Le berceau et les muses,
Paris, Flammarion, 1954, p. 462-463.



[1] « Athène » sans « s », par licence poétique, afin de n’avoir que six pieds, comme il se doit, dans le premier hémistiche.
[2] Nous avons ajouté un point à la fin de ce vers, qui nous semble finir une phrase.