Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

dimanche 25 septembre 2016

Le lac de Genève évoqué par Gonzague de Reynold et peint par François Diday


            À l’exception de la partie française du village de Saint-Gingolph, les rivages du Léman n’ont pas subi les destructions de la Deuxième Guerre mondiale qui, en Allemagne et ailleurs, ont ravagé tant de villes et de sites. Hélas, cependant, ce paysage enchanteur a tout de même été durablement abîmé, surtout du côté suisse, par le bétonnage à outrance des années soixante-dix et suivantes. Pour suppléer quelque peu à cet enlaidissement, et nous en abstraire en quelque sorte, nous pouvons nous aider du beau texte de Gonzague de Reynold (1880-1970) qui suit. Ce patricien fribourgeois, écrivain et historien, a su exprimer mieux que personne, dans son œuvre, l’âme du pays qui était le sien. En ces temps de profonde décadence, sa voix nous est précieuse, car elle fait entendre celle de la civilisation dont nous sommes et voulons être les héritiers.
            L’auteur imagine s’imagine ici revenant de Rome – la Rome classique et catholique qui resplendissait encore sous Pie XI, quand fut écrit l’ouvrage dont nous extrayons ce passage. Avant de remonter vers Fribourg, où commence déjà ce qu’il appelle le Nord, c’est-à-dire le monde germanique avec ses couleurs sévères et ses formes alourdies, il s’arrête aux bords du Léman. C’est alors qu’il se livre à cette méditation aux accents virgiliens. Historiquement, les allusions à la vigne et au Jura font certainement référence au château de la Bâtie à Vinzel, sur la rive nord du lac, entre Rolle et Nyon, que son épouse Marie-Louise avait hérité.

            « La vallée se rétrécit comme une gorge, puis se rouvre ; et, tout à coup, s’écartent les montagnes. Est-ce toi que je retrouve, ô mer Tyrrhénienne ? Voici que tu as nom Léman. Ta surface, bleue comme le matin, se fleurit de barques aux voiles croisées, qui laissent derrière elles s’élargir des sillages blancs. Tes vagues, sous la bise, roulent du large, frappent les murs des vignes qui s’étagent, reviennent en arrière, retombent sur elles-mêmes, se perdent dans les remous, tandis que de l’écume s’évapore sur les galets au soleil. Vers l’Occident, les montagnes s’allongent, s’abaissent, se dénouent, s’espacent : l’immensité du ciel se lève à l’horizon. Lumière sonore. Encore toute la grandeur, toute la noblesse et toute la clarté latine qui vous accueillent à votre retour, vous qui êtes triste de revenir, lentement.
            Mais vous revenez, et vous vous arrêtez d’abord, avant de remonter vers le Nord, vous vous arrêtez au-dessus de ce lac, dans votre maison des vignes. Longue, blanche, un rez-de-chaussée sous un simple toit. Des fenêtres, de la terrasse, on découvre le lac dans toute son étendue : plus pâle ou plus foncé que l’azur, ou vert d’algue, ou strié de blanc, ou taché de violet, plaqué de noir, calme ou tempétueux, suivant les nuages, la saison, l’atmosphère, l’incidence de la lumière, la violence et la direction du vent. Derrière la maison, plus haut que la maison, les vignes s’appuient à l’orée des bois et des taillis qui toisonnent une colline détachée du Jura dont elle reproduit la forme. Puis elles descendent, en lignes parallèles, jusqu’à des champs plats dont le bord, couvert d’arbres, se relève avant de toucher les eaux. Automne : les grappes mûrissent : brouillard le matin, soleil l’après-midi ; - soleil d’automne, jardin d’automne, chaleur d’automne, faite de couleurs et de parfums : dahlias, chrysanthèmes, tagètes, géraniums et soucis. Et, tout autour, les vignes ensoleillées.
            C’est ici, sans nulle trace, nulle influence de l’Alémanie, nulle trace, nulle influence du Nord – sauf quelques amples toits à la bernoise – c’est ici la Suisse romande en son aspect de marche intermédiaire entre l’Italie et la France. En face, rive gauche du Lac, la Savoie : derrière le Jura, la Bourgogne. Suisse romande : Bourgogne transjurane. Pays de Vaud : terre inclinée vers un lac, et qui met à ce lac une bordure de vignes ; ainsi la couronne de pampres sur la tête de Bacchus, jeune toujours, et toujours ivre, et toujours dieu.
            Pourtant, même dans cette paix de l’esprit, dans cet ordre des choses, dans cette clarté de l’atmosphère, il demeure en vous une vague insatisfaction. Comme, dans un tableau représentant un sujet héroïque – les bergers d’Arcadie ou Pyrame et Thisbé – le paysage de fond qui ne serait pas tout à fait achevé, à qui manquerait un bouleau frissonnant sur la transparence des eaux, une colline azurée, une fraîcheur d’argent dans l’atmosphère. L’essentiel, vous le possédez, et même la surabondance ; votre intelligence a trouvé sa plénitude : elle peut rayonner sur ce monde de paix, d’ordre et de clarté, comme un soleil arrêté à son zénith. Vos yeux sont pleins de belles formes : il manque un élément à votre sensibilité. Ce n’est pas le Nord que vous avez fui, où rentrer vous fait peur : simplement une vision, un souffle du Nord. Une brume de romantisme sur ce classicisme où votre esprit s’est enfin fixé : ainsi, dérivés du Nord, ces nuages qui passent en ce moment au-dessus du lac. Ils passent et lui enlèvent cet azur absolu, dont se fatiguait à la fin le regard. Ils passent, et l’instant du passage suffit pour modifier cet éclat uniforme en nuances, en ombres, correspondances fugitives à votre mélancolie, au sentiment que vous portez en vous d’une existence à son déclin ».

Gonzague de Reynold, Le Génie de Berne et l’Âme de Fribourg,
Lausanne, Librairie Payot & Cie, 1934, p. 116-119.


            Pour compléter cette évocation, voici deux tableaux de François Diday (1802-1877), peintre genevois. L’un représente la campagne romaine, et l’autre, le Léman près de Saint-Gingolph, c’est-à-dire à l’extrémité est, où commence l’élégie en prose de Reynold. S’il s’agit évidemment d’œuvres mineures dans l'histoire de la peinture au xixe siècle, on y trouve l'écho de Claude Lorrain et de Nicolas Poussin, auxquels pense Reynold lorsqu'il cite les bergers d'Arcadie ainsi que Pyrame et Thisbé ; peut-être le regard de Diday se rapproche-t-il aussi de celui de Corot, son contemporain. Ces deux paysages rendent bien le classicisme de l’agro romano d’une part, et celui du lac de Genève d’autre part, nuancé de romantisme français. L’écrivain et le peintre évoquent ainsi, dans la partie noble de notre imagination, le genius loci des rivages lémaniques visités par Chateaubriand et Lamartine.

François Diday, Vue de la campagne romaine, vers 1825, huile sur toile, 29 x 40 cm,
Genève, Musée d'art et d'histoire.


François Diday, Le bord du lac Léman près de Saint-Gingolph, 1869, huile sur toile, 69 x 98 cm,
Genève, Musée d'art et d'histoire, don de la famille Alain Diday.

dimanche 4 septembre 2016

Dinu Lipatti

            « Le salon de Marie-Blanche de Polignac, rue Barbet-de-Jouy, était plein de monde ; des robes de satin, de velours, des smokings frôlaient Pauline. Ses parents l’avaient amenée avec eux pour ce concert, car Dinu Lipatti était un ami, et il avait demandé qu’elle soit là pour l’écouter. Il n’avait qu’une quinzaine d’années de plus qu’elle, et l’appelait sa “ petite sœur ”.
            Quand il s’installa au piano – sa présence apportait enfance et gravité -, c’est par une respiration, ce silence avec lequel presque tout Bach commence, qu’il débuta la Partita n˚ 1, en si bémol majeur.
            Le silence est le creuset de toute musique.
            Une étonnante communion reliait tous ceux qui étaient là : un temps comme à l’intérieur du temps, celui de Bach, avait commencé.
            Puis ce fut Scarlatti, sa sonate en mineur.
            Dinu Lipatti retira ses mains du piano et les posa sur ses genoux. Le jeu avec lequel il avait servi cette musique était tellement au-delà de toute transparence jamais perçue qu’en Pauline une corde se rompit. Autour d’elle, les grandes personnes émergeaient, les yeux brillants de larmes.
            S’il vous regardait de face, Dinu Lipatti vous éclairait de son regard. De profil, il fendait l’air, tel l’ange des Annonciations dans la peinture primitive.
            De vrais musiciens étaient là, les meilleurs des auditeurs, Nadia Boulanger, intimidante, austère, Jacques Février, mondain, Francis Poulenc, Marie-Blanche de Polignac, tous laminés par la même impression d’avoir franchi un seuil, au-delà.
            Car Dinu Lipatti – Pauline l’avait entendu dire : “ Ne vous servez pas de la musique, servez-là ” - n’abordait l’œuvre qu’à travers une préparation intérieure, et ce qu’il transmettait était une offrande.

            Quelques jours après le concert, ils fêtaient Noël, autour d’un oranger orné de boules brillantes et dans la lueur de multiples bougies. On sonna. C’était lui, Dinu Lipatti.
            - Je viens vous faire mes vœux et vous apporter mon cadeau. Les personnes qui vivent et travaillent dans la maison peuvent-elles venir aussi ?
            Léon, Maurice, François, tous se retrouvèrent avec eux. Dinu Lipatti se mit au piano et joua le choral Jésus, que ma joie demeure, très au fond des touches, silencieusement, et avec une détermination sans appel. Puis il s’en fut.

            En septembre 1950, on apprit sa mort ; il avait trente-trois ans. Il y eut alors un extraordinaire pèlerinage à sa demeure, rue des Chaudronniers, à Genève ».

Sabine de Muralt, Tout un monde, Paris, Gallimard, 2004, p. 89-91.


À ces lignes, nous ajouterons seulement un lien vers un enregistrement de Dinu Lipatti :

https://www.youtube.com/watch?v=R0085wPebZc