À l’exception de la partie française
du village de Saint-Gingolph, les rivages du Léman n’ont pas subi les
destructions de la Deuxième Guerre mondiale qui, en Allemagne et ailleurs, ont
ravagé tant de villes et de sites. Hélas, cependant, ce paysage enchanteur a
tout de même été durablement abîmé, surtout du côté suisse, par le bétonnage à
outrance des années soixante-dix et suivantes. Pour suppléer quelque peu à cet
enlaidissement, et nous en abstraire en quelque sorte, nous pouvons nous
aider du beau texte de Gonzague de Reynold (1880-1970) qui suit. Ce patricien
fribourgeois, écrivain et historien, a su exprimer mieux que personne, dans son
œuvre, l’âme du pays qui était le sien. En ces temps de profonde décadence, sa
voix nous est précieuse, car elle fait entendre celle de la civilisation dont
nous sommes et voulons être les héritiers.
L’auteur imagine s’imagine ici
revenant de Rome – la Rome classique et catholique qui resplendissait encore
sous Pie XI, quand fut écrit l’ouvrage dont nous extrayons ce passage. Avant de
remonter vers Fribourg, où commence déjà ce qu’il appelle le Nord, c’est-à-dire
le monde germanique avec ses couleurs sévères et ses formes alourdies, il s’arrête aux bords du Léman. C’est
alors qu’il se livre à cette méditation aux accents virgiliens. Historiquement,
les allusions à la vigne et au Jura font certainement référence au château de
la Bâtie à Vinzel, sur la rive nord du lac, entre Rolle et Nyon, que son épouse
Marie-Louise avait hérité.
« La vallée se rétrécit comme une gorge, puis se
rouvre ; et, tout à coup, s’écartent les montagnes. Est-ce toi que je
retrouve, ô mer Tyrrhénienne ? Voici que tu as nom Léman. Ta surface,
bleue comme le matin, se fleurit de barques aux voiles croisées, qui laissent
derrière elles s’élargir des sillages blancs. Tes vagues, sous la bise, roulent
du large, frappent les murs des vignes qui s’étagent, reviennent en arrière,
retombent sur elles-mêmes, se perdent dans les remous, tandis que de l’écume
s’évapore sur les galets au soleil. Vers l’Occident, les montagnes s’allongent,
s’abaissent, se dénouent, s’espacent : l’immensité du ciel se lève à
l’horizon. Lumière sonore. Encore toute la grandeur, toute la noblesse et toute
la clarté latine qui vous accueillent à votre retour, vous qui êtes triste de
revenir, lentement.
Mais vous revenez, et vous vous arrêtez d’abord, avant de
remonter vers le Nord, vous vous arrêtez au-dessus de ce lac, dans votre maison
des vignes. Longue, blanche, un rez-de-chaussée sous un simple toit. Des
fenêtres, de la terrasse, on découvre le lac dans toute son étendue : plus
pâle ou plus foncé que l’azur, ou vert d’algue, ou strié de blanc, ou taché de
violet, plaqué de noir, calme ou tempétueux, suivant les nuages, la saison,
l’atmosphère, l’incidence de la lumière, la violence et la direction du vent.
Derrière la maison, plus haut que la maison, les vignes s’appuient à l’orée des
bois et des taillis qui toisonnent une colline détachée du Jura dont elle
reproduit la forme. Puis elles descendent, en lignes parallèles, jusqu’à des
champs plats dont le bord, couvert d’arbres, se relève avant de toucher les
eaux. Automne : les grappes mûrissent : brouillard le matin, soleil
l’après-midi ; - soleil d’automne, jardin d’automne, chaleur d’automne,
faite de couleurs et de parfums : dahlias, chrysanthèmes, tagètes,
géraniums et soucis. Et, tout autour, les vignes ensoleillées.
C’est ici, sans nulle trace, nulle influence de l’Alémanie,
nulle trace, nulle influence du Nord – sauf quelques amples toits à la bernoise
– c’est ici la Suisse romande en son aspect de marche intermédiaire entre
l’Italie et la France. En face, rive gauche du Lac, la Savoie : derrière
le Jura, la Bourgogne. Suisse romande : Bourgogne transjurane. Pays de
Vaud : terre inclinée vers un lac, et qui met à ce lac une bordure de
vignes ; ainsi la couronne de pampres sur la tête de Bacchus, jeune
toujours, et toujours ivre, et toujours dieu.
Pourtant, même dans cette paix de l’esprit, dans cet
ordre des choses, dans cette clarté de l’atmosphère, il demeure en vous une
vague insatisfaction. Comme, dans un tableau représentant un sujet héroïque –
les bergers d’Arcadie ou Pyrame et Thisbé – le paysage de fond qui ne serait
pas tout à fait achevé, à qui manquerait un bouleau frissonnant sur la
transparence des eaux, une colline azurée, une fraîcheur d’argent dans
l’atmosphère. L’essentiel, vous le possédez, et même la surabondance ; votre
intelligence a trouvé sa plénitude : elle peut rayonner sur ce monde de
paix, d’ordre et de clarté, comme un soleil arrêté à son zénith. Vos yeux sont
pleins de belles formes : il manque un élément à votre sensibilité. Ce
n’est pas le Nord que vous avez fui, où rentrer vous fait peur :
simplement une vision, un souffle du Nord. Une brume de romantisme sur ce
classicisme où votre esprit s’est enfin fixé : ainsi, dérivés du Nord, ces
nuages qui passent en ce moment au-dessus du lac. Ils passent et lui enlèvent
cet azur absolu, dont se fatiguait à la fin le regard. Ils passent, et l’instant
du passage suffit pour modifier cet éclat uniforme en nuances, en ombres,
correspondances fugitives à votre mélancolie, au sentiment que vous portez en
vous d’une existence à son déclin ».
Gonzague de Reynold, Le Génie de Berne et l’Âme de Fribourg,
Lausanne, Librairie Payot & Cie, 1934, p.
116-119.
Pour compléter cette évocation, voici deux tableaux de
François Diday (1802-1877), peintre genevois. L’un représente la campagne
romaine, et l’autre, le Léman près de Saint-Gingolph, c’est-à-dire à
l’extrémité est, où commence l’élégie en prose de Reynold. S’il s’agit évidemment d’œuvres mineures dans l'histoire de la peinture au xixe siècle, on y trouve l'écho de Claude Lorrain et de Nicolas Poussin, auxquels pense Reynold lorsqu'il cite les bergers d'Arcadie ainsi que Pyrame et Thisbé ; peut-être le regard de Diday se rapproche-t-il aussi de celui de Corot, son contemporain. Ces deux paysages rendent
bien le classicisme de l’agro romano
d’une part, et celui du lac de Genève d’autre part, nuancé de romantisme
français. L’écrivain et le peintre évoquent ainsi, dans la partie noble de
notre imagination, le genius loci des
rivages lémaniques visités par Chateaubriand et Lamartine.
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François Diday, Vue de la campagne romaine, vers 1825, huile sur toile, 29 x 40 cm, Genève, Musée d'art et d'histoire. |
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François Diday, Le bord du lac Léman près de Saint-Gingolph, 1869, huile sur toile, 69 x 98 cm, Genève, Musée d'art et d'histoire, don de la famille Alain Diday. |