S’il est un fait universellement connu, incontestable, c’est l’insatiabilité du désir humain. Tout être doué de connaissance désire toujours ce qu’il peut concevoir de meilleur et il n’y a rien de ce que l’on peut concevoir comme un bien que cet être ne désire. Qui est pauvre veut les richesses, mais qui possède des richesses en veut davantage ; qui loge dans une maison convoite un palais et, une fois installé dans son palais, il achète encore des maisons. En fait, il n’y a ni mesure ni terme à cette soif du bien et à ce désir du meilleur. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a rien qui soit un souverain bien, c’est-à-dire qu’il n’y a rien, dans les limites de notre expérience humaine, qui soit le bien total et suprême dont, en comblant le désir, la possession dispenserait de celle de tout le reste. Et pourtant, faute d’un tel objet, rien ne peut nous satisfaire, notre marche au bonheur nous offrant toujours un nouveau degré à gravir, qui n’est jamais le dernier.
C’est ici que se place le mouvement de conversion qui détourne l’homme du monde. Si rien n’est capable de nous satisfaire, si notre désir est par essence plus vaste que les choses, mieux vaut y renoncer tout de suite. Car l’homme est alors aux prises avec ce dilemme : ou bien chercher à se satisfaire de satisfactions qui laissent intact ce désir, à supposer même qu’elles ne lui confèrent pas de nouvelles forces ; ou bien renoncer à poursuivre cette tâche impossible en renonçant une fois pour toutes à ce désir même. Et, en effet, c’est folie que de vouloir apaiser une faim qu’on exaspère en prétendant la calmer, mais comment y renoncer, si, hors des apaisements médiocres que nous continuons de lui offrir, nous ne pouvons lui proposer rien d’autre que le néant ?
Pour décider l’homme à ce renoncement salutaire, que faut-il ? Il faut comprendre la leçon positive qui se dégage de notre échec. Tant de vies humaines ne sont que des faillites que parce qu’elles sont des affaires mal dirigées. Pour faire de la sienne un succès, il suffit à chaque homme de voir que l’insatiabilité du désir qui le mène a un sens, une raison d’être, et chercher où il est le seul objet qui puisse finalement l’apaiser.
Le premier dilemme fait alors place à un autre : ou bien notre désir, qui tend vers l’absolu, n’a que du relatif pour se satisfaire, auquel cas il faut désespérer du bonheur et de la vie, mais aussi renoncer à expliquer l’infinité même du désir ; ou bien, partant de cette insatiabilité comme d’un fait susceptible d’une explication positive, on cherchera pourquoi, refusant de se complaire en aucun des biens qu’on lui offre, notre amour tend nécessairement à le dépasser. Et voici la seule explication concevable : un Bien infini nous attire. Notre dégoût de chaque bien particulier n’est pas pure lassitude. Loin de n’exprimer qu’un simple découragement, il exprime la distance infinie que la volonté découvre entre le bien particulier qu’elle possède et le bien absolu où elle tend.
Saint Bernard, Un Itinéraire de retour à Dieu,
Textes choisis et présentés par Étienne Gilson,
Paris, Cerf, 2011, p. 28-29.
Le Saint Bernard écrivant, de Philippe Quantin, que l’on peut admirer au musée des Beaux-Arts de Dijon, laisse entrevoir quelque chose de cette ascèse bernardine finalisée par l’amour du souverain Bien. Dans cette composition d’inspiration « caravagesque », mais revue par un esprit français, donc plus systématique, le monde se réduit au décor sommaire d’une cellule monastique, et la chair est displinée par la tunique et le scapulaire, rigoureusement géométriques, du saint docteur. Seule compte la lumière qui descend de l’angle supérieur gauche pour éclairer le visage de saint Bernard, c’est-à-dire son esprit, et sa main, c’est-à-dire l’œuvre qu’elle illumine.
Philippe Quantin, Saint Bernard écrivant, 1636 ? Dijon, Musée des Beaux-Arts. |
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