Nous avons une grande dette de reconnaissance envers les
peintres et les écrivains qui, à partir du XVIIème siècle pour les
premiers, et du siècle suivant pour les seconds, commencèrent à prendre pour thèmes
de leurs œuvres leurs patries d’origine ou leurs terres d’adoption. Grâce à
eux, nous pouvons encore entrevoir ce que fut, et peut-être demeure l’âme des cités et des campagnes de la vieille Europe, avant la défiguration
systématique auquel elles furent soumises, depuis un demi-siècle, par l’urbanisme à
l’américaine et la démocratie de masse. Par l’intermédiaire de ces tableaux et
de ces textes - pour ceux, fort peu nombreux, qui savent encore voir et lire - certaines rues et certains sites
se transforment alors en palimpsestes qui, éclairés à la lumière de ces œuvres
anciennes, laissent apercevoir la vérité secrète qu'ils cèlent aux profanes.
Comme
tant d’autres vieilles cités, Genève est devenue, depuis la fin des années soixante, une
grosse ville assez laide, où la modernité coûteuse et prétentieuse des constructions
récentes est venue s’ajouter à une certaine lourdeur helvétique des années
vingt ou cinquante : qu’il suffise de penser à la place Cornavin ou aux
quais de la rive gauche. Seule la ville haute fait exception, avec quelques
rues circonvoisines du XIXème siècle, autour des Bastions et des
Tranchées. Il
n’en fut pas toujours ainsi, comme vont nous le prouver Gonzague de Reynold et
Camille Corot. Du premier, nous citerons un extrait de Cités et pays suisses ; et du second, nous montrerons un petit tableau, Genève – vue d’une partie de la ville,
qui se trouve à Philadelphie. Nous nous élèverons ainsi au-dessus de la pesante
tristesse du temps présent, puis, lucides quant à la nature presque
irrémédiable de la décadence où nous avons été plongés, nous invoquerons cette
Beauté qui est un des noms de Dieu[1],
et nous lui demanderons de nous faire miséricorde au soir de cette vie.
« Le
charme de Genève est celui d’une cité latine. Elle en possède les caractères,
non les plus apparents, mais les plus profonds : une simplicité noble, une
sobriété un peu froide, une harmonie un peu monotone, une élégance discrète, et
quelque chose d’élevé qui parle et qui entretient.
Chaque
ville a son heure d’intimité, une heure où sa beauté particulière se dévoile.
Paris, quand le soleil, rayonnant à travers les Champs-Élysées, évoque des
cortèges de rois. Les vieilles bourgades allemandes – auvents, toits aigus,
petites maisons, grandes églises – aiment les nuits silencieuses, après le
couvre-feu, lorsque, par le vent agitée, la lumière d’une lanterne, à l’angle
d’une rue, ranime la fresque d’un Rathaus. Il faut à Berne les après-midi
d’été, à Fribourg les matins secs et clairs d’hiver. L’heure de Genève est, me
semble-t-il, une matinée d’arrière-automne ou de fin de printemps.
Car
le charme, tout en nuances, de Genève a besoin d’un air un peu âpre, d’une
lumière tempérée d’un peu d’ombre. Ce charme ne se révèle qu’à des âmes
sensibles, à des esprits délicats et cultivés. Il faut, pour le sentir, une
certaine civilisation.
L’atmosphère
bleue – l’azur estompé d’un ciel brumeux mais sans nuages, et d’un lac
frissonnant doucement, tout pailleté de lueurs blanches – est à cette ville
singulièrement propice. Les pierres de sa cathédrale et de ses maisons prennent
alors les teintes de l’air, de l’ombre et des eaux. Les détails superflus
s’effacent, les parties les plus opposées se composent : arriver à Genève
par le lac, c’est se trouver en face d’un tableau classique.
Il
faut savoir entrer dans les villes. Lorsqu’un fleuve navigable les traverse, ou
lorsqu’un lac baigne leurs murs, prenez la voie du lac ou du fleuve… La
nativité de Genève n’est point du rocher, mais des ondes. À l’origine, sous la
domination romaine, quand Genève était un simple village administré par des
édiles viennois, un corps de bateliers y avait son siège : sans doute
leurs barques ne devaient point être sensiblement différentes des larges
barques qui, avançant avec lenteur sous leurs voiles rapiécées, transportent
les grands blocs de Meillerie.
[…]
La
rusticité, le sentimental, le pittoresque détonnent donc à Genève : preuve
de grandeur, d’élégance et de noblesse classiques, comme aussi de simplicité
huguenote. Ces caractères entre eux s’harmonisent. On les retrouve toujours
dans l’ensemble de banalités neutres mais qui, du moins, ne sont pas
discordantes. Les quais de Genève, par exemple, n’ont rien de beau en
eux-mêmes, mais en s’y promenant on assiste à des spectacles héroïques :
le départ d’une longue barque aux voiles gonflées, le vol d’un cygne illuminé
par le soleil, l’entrée dans le port d’un vapeur illuminé par le soleil
éclatant du soir, et dont les hélices semblent faire jaillir de la lumière. La
vertu de tels tableaux, c’est d’évoquer immédiatement l’Antiquité, la victoire
de Samothrace, l’Odyssée, les pastorales de Théocrite, le vers de
Virgile : fluctibus et fremitu
assurgens Benace marino, et l’ode d’Horace : O navis, referent in mare te novi fluctus ! On comprend alors
ce que représente, dans la latinité, le lémanisme,
et ce qu’il doit être. On comprend pourquoi le Léman et Genève se rattachent à
cet ensemble de pays et de cités, à la fois alpestres et lacustres :
Annecy et son lac, Orta et le Crusio, Locarno et le Verbano, Lugano et le
Ceresio, Côme, Bellaggio, et, plus au-delà, les lacs de l’Engadine et le
sauvage lac de Garde. Genève, capitale du Léman, est, par son architecture et
son paysage, un relais entre l’Italie et la France. »
Gonzague de Reynold, Cités et pays suisses,
éd. définitive, Lausanne, Payot, 1948, p. 40-41 et 45.
Et voici l’une des
nombreuses toiles que Corot a dédiées à Genève. On y reconnaîtra l’une de ces
voiles latines évoquées par Reynold, ainsi qu’une atmosphère qui révèle la fin
du printemps : le grand arbre du premier plan n’a plus de fleurs, mais son
feuillage encore très vert montre que l’été n’est pas encore venu.
Camille Corot, Genève - vue d'une partie de la ville, 26 x 35,2 cm, 1839 ; Philadelphie, Museum of Art. |
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