On sait que, Junon ayant ordonné à Éole de déchaîner les vents contre les vaisseaux troyens, Énée et ses compagnons furent rejetés loin de l’Italie et durent aborder aux rives de Carthage, sur laquelle régnait l’impérieuse Didon. Le pieux Énée lui conte ses malheurs deux livres durant, si bien que la reine brûle pour lui d’un feu aveugle et d’abord secret :
Cette dimension historique ne pouvait échapper au spectateur cultivé du XVIIème siècle, et c’est par là que ce tableau du Lorrain, comme la plupart de ses œuvres, accède à l'universel.
At regina graui iamdudum saucia cura
uolnus alit uenis et caeco carpitur igni.
Multa uiri uirtus animo multusque recursat
gentis honos ; haerent infixi pectore uoltus
Mais cet amour sera bientôt partagé, et le fils de Vénus n’aura d’autre ressource, pour rester fidèle à la mission que lui ont assignée les dieux, que de fuir la belle Phénicienne. Éperdue, celle-ci perd la raison, et finit par se jeter sur le glaive du Dardanien.
Sans se référer à un épisode particulier, Claude Lorrain construit ici une scène au cours de laquelle Didon présente à Énée la cité qu’elle a fondée. Antithèse de Rome, et comme elle urbs fatalis, mais en un autre sens, Carthage est sise au fond d’une baie qui ressemble à l’estuaire du Tibre. A gauche et en retrait, le bois sacré que domine un arbre majestueux, au-dessous duquel s’élève le temple que Didon y avait édifié en l’honneur de Junon, et auquel notre peintre a donné la physionomie du Panthéon :
Lucus in urbe fuit media, laetissimus umbrae,
quo primum iactati undis et turbine Poeni
effodere loco signum, quod regia Iuno
monstrarat, caput acris equi ; sic iam fore bello
egregiam et facilem uictu per saecula gentem.
Hic templum Iunoni ingens Sidonia Dido
condebat, donis opulentum et numine diuae,
aerea cui gradibus surgebant limina nexaeque
De l’autre côté du port, où mouillent les navires rescapés, s’élève un promontoire où nous voyons la Reine accompagner sur le parvis de son palais Énée, son fils Ascagne et un soldat troyen ; elle est suivie par deux dames de compagnie, deux lévriers, et quelques soldats de sa garde. Le ciel commence à se couvrir au-dessus de la demeure royale, ce qui assombrit la lumière de l’ensemble : sans doute Claude veut-il évoquer discrètement la tragédie qui se prépare. Au loin, au contraire, la côte est encore baignée d’une douce lumière méditerranéenne – anticipation de l’Italie où le destin appelle Énée ? En tout cas, la structure de la composition est parfaitement lisible, car elle dépend de la diagonale qui sépare les personnages et les architectures de droite, et le paysage maritime de gauche : la culture et la nature dirait-on aujourd’hui ; mais derrière la nature, il y a le soleil et les dieux, et ce sont eux qui prononcent le fatum, en vertu duquel Didon mourra, tandis qu’Énée vivra et remplira la mission qu’il a reçue de Jupiter, malgré les entraves de Junon.
Hans-Urs von Balthasar a bien compris cela :
Seule la mission revêt, en pleine lumière, une forme bien définie ; c’est en sa faveur que les dieux comme le héros qui la sert s’effacent dans l’ombre. La mission se glorifie elle-même aux dépens de l’homme et souvent dans le futur seulement. Cette mission est en partie déjà connue du poète et de ses lecteurs, car c’est l’histoire romaine passée et présente. Dans le tragique épisode d’ Énée et de Didon, s’inscrit en vérité la lutte historique de Rome et de Carthage et plus encore la victoire remportée sur Cléopâtre, séductrice d’Antoine avant de l’être presque de César et qui, après Actium, s’est donné la mort comme Didon ; plus encore c’est l’histoire de la lutte entre l’éternelle séduction de l’Orient et la mission de Rome en Occident[3].
Claude Lorrain, Didon montrant Carthage à Énée, 1676. Hambourg, Kunsthalle. |
Vous trouverez ici la liste des tableaux et des dessins de Claude Lorrain que nous avons présentés sur ce blog, et que nous avons disposée selon l’ordre chronologique de la vie du peintre :
http://participans.blogspot.fr/2012/07/regards-sur-quarante-tableaux-ou.html[1] Virgile, Énéide, IV, 1-5. Voici la traduction d’A. Bellesort, Paris, Les Belles Lettres, 51946, p. 99 : « Mais la reine, déjà gravement atteinte du mal d’amour nourrit sa blessure du sang de ses veines et se consume d’un feu secret. Le courage de cet homme tant de fois éprouvé, et la splendeur de sa race ne cessent de la hanter. Ses traits, ses paroles lui restent fixés au cœur, et le mal d’aimer ne lui laisse aucun repos ».
[2] Virgile, Énéide, I, 441-449. Trad. in op. cit., p. 22-23 : « Il y avait au centre de la ville un bois sacré riche d’ombre où les Carthaginois, ballotés par les flots et la tempête, déterrèrent dès leur arrivée le présage que leur avait annoncé la royale Junon : une tête de cheval fougueux, signe pour leur nation de victoires guerrières et de vie abondante à travers les siècles. Didon la Sidonienne y édifiat à Junon un vaste temple aussi considérable par les offrandes des hommes que par la puissance de la déesse. Des degrés s’élevaient à son parvis d’airain ; les linteaux de la porte étaient fixés par des attaches d’airain, et sur les gonds criaient des portes d’airain ».
[3] H.-U. von Balthasar, La Gloire et la Croix, IV Le domaine de la métaphysique, * Les fondations, trad. fr. de R. Givord et H. Engelmann, Paris, Aubier-Montaigne, 1981, p. 226.
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