Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

samedi 26 avril 2014

L’ens primum cognitum selon Cornelio Fabro

            L’ens primum cognitum est pour Fabro le premier objet que doit thématiser, réflexivement, la métaphysique ; et cette réflexion le fait apparaître comme le « concret transcendantal », lequel s’oppose à la fois au « concret formel » objectif de la scolastique, y compris la néoscolatique thomiste, et à l’« abstrait transcendantal » qui caractérise la philosophie de la conscience suivant une ligne Descartes – Kant – Hegel, dans laquelle s’inscrit ce que l’on a appelé le « thomisme transcendantal ». Voyons cela de plus près.
            « Illud autem quod primo intellectus concipit quasi notissimum […] est ens[1] ». In actu exercito, l’étant est en effet, pour nous, le premier et le plus connu ; mais qu’en est-il in actu signato ? La grande préoccupation de Fabro, à cet égard, c’est que l’étant soit pensé réflexivement comme ens in actu, et de ne jamais le réduire au possible. Cela n’implique évidemment pas qu’il faille exclure le possible du champ de l’étant, puisqu’aussi bien c’est là le quatrième membre de la quadripartition aristotélicienne ; mais cela exige en revanche que la puissance ou le possible soient compris à partir de l’acte, et non pas l’acte à partir du possible. Or nous savons que, de Jean Duns Scot à Christian Wolff, un pan entier de la métaphysique occidentale élabore la notion d’étant à partir de la non-contradiction, et cherche à le définir comme ce à quoi l’existence ne répugne pas :

Notio entis in genere existentiam minime involvit, sed saltem non repugnantiam ad existendum, seu, quod perinde est, existendi possibilitatem[2].

L’étant, dans cette perspective, se trouve réduit à l’essence qui possède en elle-même la possibilité de l’existence. Cette réduction présuppose d’abord que l’essence jouisse d’une consistance ontologique autonome, pour ne pas dire indépendante, et ensuite que l’existence soit un principe ontologique extérieur à l’essence.
            Pour Fabro, l’ens thomiste, qui est l’ens de l’expérience réelle et commune de l’humanité, est tout autre. Il s’analyse, initialement, en « id quod est », ce qui donne deux moments, c’est-à-dire le « id quod » puis le « est », mais ces deux moments constituent un tout, précisément le « ens ». Il est important de considérer ici que l’unité précède la dualité, et surtout que le « est » étant l’acte du « id quod est », ce même « est » se présente, non encore comme le principe de l’étant, mais déjà comme son instance constitutive et unitive. Dans son dernier ouvrage, il qualifie l’étant ainsi interprété de « concret transcendantal » :

On prendra garde à […] la forme grammaticale de « ens » comme participe, qui n’est pas le simple infinitif esse, lequel est absolument indéterminé soit quant à l’acte (d’être) que quant au contenu (d’essence). Le participe en général, comme on l’a déjà noté, et c’est une règle de grammaire élémentaire, est le complexe concret (il plesso della concretezza), parce qu’il est la synthèse d’un nom-substantif et d’un verbe, c’est-à-dire d’un contenu et d’un acte. Le participe ens de esse est ainsi le complexe concret de toute réalité concrète, c’est-à-dire le concret transcendantal[3].

L’ens est donc un concret, parce qu’il est toujours une synthèse d’acte et de contenu, d’être en acte et d’essence ; et il est le concret transcendantal, parce qu’il est antérieur à toute contraction dans une catégorie déterminée. Ainsi compris, l’étant peut être envisagé face à la conscience intellective, puis à partir de celle-ci. Sous le premier rapport, qui est ontologiquement et réellement premier, l’étant est un « être-en-acte-pour-la-conscience » :

Être-en-acte-pour-la-conscience qui est l’être-présent de quelque chose à la conscience en tant qu’il est donné, c’est-à-dire présenté et offert comme acte et comme contenu[4].

C’est en ce sens que toute réalité, pour l’intelligence, est un étant : elle est avant tout quelque chose qui transcende la conscience que j’en ai, et l’acte même par lequel je la connais. Cet étant est d’abord un acte ; mais il est toujours l’acte d’un contenu. De cette façon, la conscience, comme dit Fabro, n’est telle que parce qu’elle est dominée par quelque chose qui n’est pas elle :

Semblablement, l’être-en-acte de la conscience, c’est percevoir la présence de quelque chose qui occupe le champ de la conscience comme quelque chose qui jaillit du complexe de son flux intentionnel[5].

C’est ce « jaillissement », phénoménologiquement parlant, qui pour Fabro marque la transcendance de l’étant en acte sur la conscience que nous en prenons, et qui donc empêche absolument de dissoudre l’objet dans sa constitution purement intentionnelle.
            Cette juste notion de l’étant premier connu peut être faussée de deux manières symétriques et opposées, qui représentent, pour Fabro, les deux grandes tentations de la philosophie occidentale depuis le tournant du XIVème siècle, dans lesquelles il discerne un processus de déconstruction dont les résultats sont parfaitement convergents. Dans un premier temps, l’étant est réduit au possible objectif, suivant une ligne Henri de Gand – Duns Scot – Suárez – Wolff. L’issue de cette tradition, c’est l’évidement de l’ens, qui n’ayant plus de rapport à l’esse et à l’acte, devient un contenu totalement universel, et donc totalement indéterminé. Dans un deuxième temps, avec le cogito et ses métamorphoses, suivant une ligne Descartes – Spinoza – Kant, et au-delà, jusqu’à Sartre, l’étant est réduit à la pensée qui ne pense rien qu’elle-même, et qui, n’étant pas Dieu, ne pense alors que le vide. Cette fois-ci, c’est l’acte, au sens de l’acte de conscience, qui néantise le contenu. En bref, l’étant wolffien et le cogito cartésien opèrent un passage à la limite qui résolvent l'objet, puis le sujet, dans le vide.
            Dans la mesure où les interprètes de saint Thomas se laissent séduire ou par la métaphysique du possible, ou, ce qui est pire, par la philosophie transcendantale, au sens moderne c’est-à-dire kantien du terme, ils compromettent la juste compréhension de l’ens primum cognitum. C’est ce qui advient d’abord dans de vastes secteurs de la néoscolastique. Sans mettre en cause la bonne foi thomiste de ces auteurs, Fabro se montre ici très critique, par exemple à l’endroit du manuel de François-Xavier Maquart, qui définissait l’étant contingent comme ce qui peut exercer une existence possible :

Que signifie cet exercice d’« existence possible » ? J’avoue que cela est pour moi incompréhensible et ne peut avoir aucun sens dans la signification thomiste originelle d’esse comme actus essendi : c’est l’essence qui peut être possible ou réelle (réalisée), non l’esse qui est l’acte de tout acte et ne peut être qu’acte ; en sorte qu’« exercer un acte d’être possible » de la part de l’essence possible (qui donc n’est pas encore, puisqu’elle n’est que possible) ne veut rien dire, parce que ce serait admettre entre le possible et le réel une simple différence de degré de… réalité[6].

En privilégiant, dans la description de l’étant, l’essence possible, le thomisme d’école se rapproche donc dangereusement de Wolff et de Suárez.
            Plus grave encore est la réduction opposée, entreprise par le « thomisme transcendantal » lancé par Joseph Maréchal S.J., surtout chez ses continuateurs germaniques tels que Johann Baptist Lotz S.J. et Emerich Coreth S.J. en métaphysique proprement dite, ou Karl Rahner S.J. en théologie. Comme on le sait, ces auteurs interprètent l’ens primum cognitum comme un horizon athématique, qui correspond à l’espace ouvert par la copule du jugement : puisque le « est » peut conjuguer n’importe quel sujet et n’importe quel prédicat sous la seule réserve de la non-contradiction, il est à la fois illimité et purement potentiel. À cette conception de l’étant, qu’il appelle « formelle transcendantale », Fabro adresse une double critique. Cet horizon, en premier lieu, est, de manière symétrique au possible wolffien, un pur possible, sans aucune actualité réelle ; et c’est pourquoi il compromet gravement, en second lieu, la transcendance de l’objet connu par rapport au sujet connaissant, puisque ce qu’il y a de plus formel dans la connaissance devient une structure a priori de la conscience intellective[7].




[1] QD De veritate, q. 1, a. 1, c.
[2] Christian WOLFF, Philosophia prima sive Ontologia, § 134, Francoforti et Lipsiae, 1736, p. 115, cité in Cornelio FABRO, Partecipazione e causaltà secondo S. Tommaso d’Aquino, [Opere Complete, 19], Segni, Editrice del Verbo Incarnato, 2010, p. 33.
[3] Cornelio FABRO, La prima riforma della dialettica hegeliana, Segni, Editrice del Verbo Incarnato, 2004, p. 229-230. La traduction, comme celle de tous les textes italiens de Fabro, est nôtre.
[4] Op. cit., p. 230.
[5] Op. cit., p. 231.
[6] Cornelio FABRO, « L’obscurcissement de l’“esse” dans l’école thomiste », Cornelio Fabro, L’être, la liberté et l’Église au XXe siècle,  Revue thomiste, Hors-série, 2011, p. 77.
[7] Cf. sur tout cela CORNELIO FABRO, La svolta antropologica di Karl Rahner, [Opere Complete, 25], Segni, Editrice del Verbo Incarnato, 2011.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.