Un corridor noir séparait deux petites pièces. Je prétendais que ce vestibule était éclairé d’un jour doux. La chambre à coucher était ornée d’une bibliothèque, d’une harpe, d’un piano, du portrait de madame de Staël et d’une vue de Coppet au clair de lune ; sur les fenêtres étaient des pots de fleurs. Quand, tout essoufflé après avoir grimpé trois étages, j’entrais dans la cellule aux approches du soir, j’étais ravi : la plongée des fenêtres était sur le jardin de l’Abbaye, dans la corbeille verdoyante duquel tournoyaient des religieuses et couraient des pensionnaires. La cime d’un acacia arrivait à la hauteur de l’œil. Des clochers pointus coupaient le ciel et l’on apercevait à l’horizon les collines de Sèvres. Le soleil couchant dorait le tableau et entrait par les fenêtres ouvertes. Madame Récamier était à son piano ; l’angelus tintait : les sons de la cloche, « qui semblait pleurer le jour qui se mourait », il giorno pianger che si muore, se mêlaient aux derniers accents de l’invocation à la nuit de Roméo et Juliette de Steibelt. Quelques oiseaux se venaient coucher dans les jalousies relevées de la fenêtre ; je rejoignais au loin le silence et la solitude, par-dessus le tumulte et le bruit d’une grande cité.
Dieu en me donnant ces heures de paix, me dédommageait de mes heures de trouble ; j’entrevoyais le prochain repos que croit ma foi, que mon espérance appelle. Agité au dehors par les occupations politiques ou dégoûté par l’ingratitude des cours, la placidité du cœur m’attendait au fond de cette retraite, comme le frais des bois au sortir d’une plaine brûlante. Je retrouvais le calme auprès d’une femme de qui la sérénité s’étendait autour d’elle sans que cette sérénité eût rien de trop égal, car elle passait au travers d’affections profondes. Hélas ! les hommes que je rencontrais chez madame Récamier, Matthieu de Montmorency, Camille Jordan, Benjamin Constant, le duc de Laval, ont été rejoindre Hingant, Joubert, Fontanes, autres absents d’une autre société absente. Parmi ces amitiés successives se sont élevés de jeunes amis, rejetons printaniers d’une vieille forêt où la coupe est éternelle. Je les prie, je prie M. Ampère qui lira ceci quand j’aurai disparu, je leur demande à tous de me conserver quelque souvenir ; je leur remets le fil de la vie dont Lachésis laisse échapper le bout sur mon fuseau. Mon inséparable camarade de route, M. Ballanche, s’est trouvé seul au commencement de ma carrière ; il a été témoin de mes liaisons rompues par le temps, comme j’ai été témoin des siennes entraînées par le Rhône : les fleuves minent toujours leurs bords.
Le malheur de mes amis a souvent penché sur moi, et je ne me suis jamais dérobé au fardeau sacré : le moment de la rémunération est arrivé ; un attachement sérieux daigne m’aider à supporter ce que leur multitude ajoute de pesanteur à des jours mauvais. En approchant de ma fin, il me semble que tout ce qui m’a été cher m’a été cher dans madame Récamier, et qu’elle était la source cachée de mes affections. Mes souvenirs de divers âges, ceux de mes songes comme ceux de mes réalités, se sont pétris, mêlés, confondus, pour faire un composé de charmes et de douces souffrances dont elle est devenue la forme visible. Elle règle mes sentiments, de même que l’autorité du ciel a mis le bonheur, l’ordre et la paix dans mes devoirs.
Je l’ai suivie, la voyageuse, par le sentier qu’elle a foulé à peine ; je la devancerai bientôt dans une autre patrie. En se promenant au milieu de ces Mémoires, dans les détours de la basilique que je me hâte d’achever, elle pourra rencontrer la chapelle qu’ici je lui dédie ; il lui plaira peut-être de s’y reposer : j’y ai placé son image.
François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe,
Livre vingt-neuvième, chapitre 23,
édition Maurice Levaillant et Georges Moulinier, t. II
[Bibliothèque de la Pléiade, 71], Paris, Gallimard, 1951, p. 221-222.
[Bibliothèque de la Pléiade, 71], Paris, Gallimard, 1951, p. 221-222.
François-Louis Dejuinne, La Chambre de madame Récamier à l'Abbaye-aux-Bois, 1826. Paris, Musée du Louvre. |
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