Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

dimanche 29 janvier 2012

L’intervention du cardinal Journet sur la liberté religieuse au concile Vatican II

Le mardi 21 septembre 1965, le cardinal Charles Journet prononçait au Concile Vatican II l’allocution suivante :


« Vénérables Pères,

            En cette question de la liberté religieuse, existe entre nous, d’une part une fondamentale unité doctrinale et d’autre part des divergences qui naissent surtout des préoccupations pastorales de nombreux Pères.

Ces divergences, semble-t-il, pourraient se réduire pour une grande part si l’on soulignait mieux les quelques thèmes suivants qui se trouvent déjà dans le schéma sur la constitution elle-même :

  1. La personne humaine appartient simultanément à deux ordres sociaux : à savoir l’ordre des choses temporelles et de la société politique, et l’ordre spirituel, c’est-à-dire l’ordre de l’Évangile et de l’Église.
  2. Est-il question de l’ordre des choses temporelles, il faut dire que la personne humaine, bien que sous un aspect elle soit partie de la société civile, transcende pourtant tout l’ordre politique parce qu’elle est ordonnée au bien parfait et définitif, à Dieu qui l’a créée. Par conséquent, sous ce deuxième aspect, la personne humaine :
    1. est libre à l’égard de la société civile tout entière ;
    2. mais elle devra rendre raison à Dieu de chacune de ses options.
  3. L’homme qui se trompe ou qui pèche, ou celui dont la conscience est erronée, n’en reste pas moins une personne humaine et doit être considéré comme tel par la société politique à laquelle il appartient. Il ne pourrait être contraint par cette société que s’il venait à poser des actes externes susceptibles de détruire l’ordre public véritable. Par contre, cet homme aura un jour à rendre compte devant Dieu de la culpabilité ou de la non-culpabilité de sa propre conscience.
  4. La société civile elle aussi a le devoir de manifester publiquement l’honneur qu’elle réserve à Dieu. Par conséquent, le pouvoir civil lui-même ne peut ignorer les diverses familles religieuses présentes dans la cité, et c’est son devoir de recourir à elles afin que Dieu soit dignement honoré de tous.
  5. Ce qui précède concerne les droits des personnes humaines. Mais les chrétiens savent que, au-delà de cet ordre, l’Église, de par la volonté même de Dieu et du Christ, possède le droit surnaturel et inviolable de prêcher librement l’Évangile à toute créature. Les apôtres et les martyrs sont morts en témoins de cette liberté.
  6. Les pasteurs de l’Église, dès l’époque de Constantin et au-delà, ont fait appel plus d’une fois au bras séculier afin de défendre les droits des fidèles et pour sauvegarder l’ordre temporel et politique de ce qu’on appelle la chrétienté. Pourtant, sous l’influence précisément de la prédication de l’Évangile, la distinction entre les choses temporelles et les choses sprituelles est devenue progressivement plus explicite et aujourd’hui elle est claire pour tous.
En conséquence, le principe doctrinal selon lequel les choses temporelles sont subordonnées de soi aux choses spirituelles n’est nullement aboli, mais trouve un mode nouveau d’application, à savoir qu’il faut s’opposer aux erreurs par les armes de lumière, et non par les armes de guerre.

Si je ne me trompe, tous ces thèmes sont déjà contenus dans la déclaration sur la liberté religieuse. Peut-être pourraient-ils être mis en meilleure lumière. Toutes ces raisons font que l’actuelle déclaration me semble mériter une pleine approbation.

J’ai dit et je vous remercie de votre attention ».

C. Journet, Intervention du 21 septembre 1965,
cité en R. Latala – J. Rime (éd.), Liberté religieuse et Église catholique,
Fribourg (Suisse), Academic Press, 2009, p. 34-35.
Texte latin dans : Acta Synodalia Sacrosancti Concilii Vaticani II, vol. IV/1,
Cité du Vatican, Typis Polyglottis Vaticanis, p. 424-425.

Le statut de l’essence selon Étienne Gilson

            Eudaldo Forment Giralt énonçait que l’essence est, dans l’étant, la mesure de l’esse. Soit, dira-t-on peut-être ; mais la mesure étant autre que le mesuré  - ce qui explique d’ailleurs pourquoi l’essence et l’esse sont réellement distincts dans la substance créée -  qu’est-ce que cette mesure ? S’il est vrai qu’elle n’est pas l’esse, il est tout aussi vrai qu’elle n’est pas rien ; mais alors qu’est-elle donc ? Étienne Gilson nous donne une contribution des plus intéressantes à cette question si difficile.


            « Saint Thomas lui-même n’est pas mieux placé que nous pour formuler ce rapport de l’essence à l’être au sein de l’étant. En un sens il s’agit là d’un rapport d’être à être, car si l’essence n’était pas elle-même de l’être, elle ne serait rien ; mais, en un autre sens, l’essentia n’est pas de l’être au sens précis où l’est l’esse, sans quoi, étant infinie comme lui, elle serait Dieu. Il faut donc admettre que l’essence est bien de l’esse, mais déterminé, délimité ou, plutôt, il faut admettre que l’essence est la détermination, la délimitation, la restriction et contraction de l’esse. C’est ce que Saint Thomas donne à entendre lorsqu’il dit que l’essence est un mode d’être. L’espression signifie pour nous une “ manière d’être ”, ce qui est en effet son sens, mais les diverses “ manières ” d’être sont d’abord, si l’on peut dire, des “ mesures ” d’être. Nous sommes assurément ici dans l’ordre de la métaphore, car on ne saurait littéralement comprendre les différences qualitatives des essences comme des différences quantitatives d’être, mais il semble bien que ce soit la meilleure formule imaginée par Saint Thomas lui-même, et elle lui plaisait d’autant plus que le Philosophe l’avait suggérée en disant que les essences sont comme les nombres. Ajoutez une unité à un nombre, ou ôtez l’en, vous obtenez des nombres d’espèces distinctes et douées de propriétés aussi différentes que celles du pair ou de l’impair. De même, dans l’ordre des étants, augmentez ou diminuez la participation d’un étant à l’être, vous le changez d’espèce : ajoutez la vie au minéral, vous obtenez un végétal ; ajoutez la sensibilité à la vie, vous avez l’animal, et si la raison est conférée à l’animal, on voit paraître l’homme. Les essences ainsi entendues se distinguent donc entre elles comme les mesures de la quantité d’être qui constitue et définit chaque espèce ».

Étienne Gilson, Introduction à la philosophie chrétienne,
Paris, Vrin, 22007, p. 179-180.


Avec un lexique quelque peu différent, nous retrouvons ici le double statut de l’essence créée. En elle-même, l’essence n’est que le mode ou la mesure qui fixe la « quantité » d’être à laquelle participe l’étant ; mais en tant qu’elle est sous l’esse, sans lequel elle n’a aucune réalité propre (en dehors de l’idée divine), l’essence est de l’esse contracté.

samedi 28 janvier 2012

L’esse et l’essence selon Eudaldo Forment Giralt

            Il est toujours difficile de bien exprimer ce que sont l’un pour l’autre l’esse et l’essence, car ils relèvent de l’ordre transcendantal des principes de l’étant, au lieu que notre langage est fait pour l’ordre prédicamental des formes et des opérations. Ayant découvert une formulation particulièrement heureuse dans un ouvrage du Prof. Eudaldo Forment Giralt, de l’ «école de Barcelone», nous nous faisons un plaisir de la partager avec nos lecteurs.


            « Para Santo Tomás, el “esse” es acto, y acto de los actos, es el acto primero y fundamental, por ello es lo más perfecto, es la perfección suprema ; todas las perfecciones se derivan, por tanto, del “esse”, o de esta perfección máxima. Por esto, los entes no difieran porque el “esse” sea un género, al que puden añadírsele diferencias que lo determinan complétandolo y perfeccionándolo, pues el “esse” es la máxima perfección. Los entes difieren porque el “esse” es recibido en las diversas esencias, que lo limitan, o rebajan, de manera distinta en sus perfecciones. Por ello, es necessario que los entes participen del “esse”, tal como sostiene Santo Tomás, y lo hace según una cierta medida o grado que expresa la esencia. De manera que la esencia no posea ninguna perfección, no es absolutamente nada, solamente un grado, o medida, de participación, o limitación del “esse” ».

Eudaldo Forment Giralt, Persona y modo substancial,
Barcelone, Promociones Publicaciones Universitarias, 21984, p. 11-12.


Il faut souligner que, bien sûr, ce caractère foncièrement potentiel concerne l’essence considérée au point de vue transcendantal des principes constitutifs de l’étant. Une fois que l’étant est constitué  - il l’est précisément par l’actuation de l’essence par l’esse, et la limitation corrélative de celui-ci par celle-là -, l’essence possède une actualité formelle propre. Bien des malendendus, en métaphysique thomiste, proviennent de l’ignorance de ces deux points de vue sur l’essence. 

dimanche 1 janvier 2012

Sancta Maria, Mater Dei, ora pro nobis peccatoribus

            En ce premier jour de l’année 2012, solennité de Marie, Mère de Dieu, remettons nos personnes, nos projets, et nos inquiétudes - si nombreuses en ces jours d'impiété - à l’intercession de celle qui est aussi notre Mère. L’extraordinaire intériorité de son visage, dans ce tableau de Giovanni Battista Salvi, dit Sassoferrato (1609-1685), nous aidera à prier le Seigneur avec elle et par elle. Qui peut prétendre que la peinture de l'âge baroque manque de sens mystique ? On remarquera aussi que la spiritualité des traits est soutenue par l’emploi de trois couleurs pures qui s’harmonisent parfaitement parfaitement entre elles. Est-il interdit de voir dans la profondeur du bleu, le symbole du Père, dont la Vierge est la Fille par excellence ; dans la splendeur du blanc, celui du Fils, dont elle est la Mère ; et dans l’ardeur du rouge, celui de l’Esprit, dont elle est l’Épouse ? En tout état de cause, Marie est, pour l’éternité, la pure créature la plus proche de la sainte Trinité. Sancta Maria, Mater Dei, ora pro nobis peccatoribus, nunc et in hora mortis nostrae !

Giovanni Battista Salvi, dit Il Sassoferrato, La Vierge en prière, vers 1640 - 1650.
Rome, Galerie Doria Pamphilj.