Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

jeudi 22 novembre 2012

Strasbourg, 22 novembre : 1959 et 1964


            On admirera le classicisme de la langue : le rythme, la période, l’argumentation, et l’on méditera sur l’impossibilité qu’il y aurait, aujourd’hui, à prononcer, en quelque ville de France que ce soit, de tels discours, parce que l'auditoire ne pourrait les comprendre, qu'il soit universitaire ou populaire. Puis l’on considérera la lucidité du propos, en même temps que l’échec historique de la tentative : l’Europe s’est faite tout autrement, contre la souveraineté de ses états, contre l’âme de ses peuples, et surtout contre les racines chrétiennes de sa culture, que ces discours n’évoquent pas explicitement, mais qu’ils présupposent amplement. Souvent  - toujours, peut-être -  les idées hautes et les desseins profonds sont broyés par l’histoire. C’est pourquoi nous nous en remettons à celui qui, étant l’Alpha et l’Oméga, le Principe et la Fin (Ap. 21, 6), fera tourner toutes choses à sa gloire.


dimanche 18 novembre 2012

Giornata di studio sull'epistemologia della fede nel Medioevo


            Ci permettiamo di segnalare ai nostri lettori residenti in Urbe, o che potrebbero esserci, la giornata di studio sull’epistemologia della fede nel Medioevo, da sant’Alberto Magno a Giovanni Capreolo, che avrà luogo nel Pontificio Ateneo Regina Apostolorum il giovedì 22 novembre 2012. Ulteriori informazioni si possono trovare qua:

samedi 17 novembre 2012

Le désir de l’otium chez Claude Lorrain comme allégorie du désir de Dieu selon Marc Fumaroli


            Laisssons Marc Fumaroli dire ce soir des choses que nous avons toujours pensées, mais que notre inculture nous a empêché d’exprimer…

Baudelaire, dans L’invitation au voyage, où il rivalise en poète avec les grandes marines du peintre Claude Lorrain, autres accalmies obtenues par un long et savant labeur, évoque moins le repos, que le désir du repos et le voyage qui conduit à lui. Les paysages du Lorrain, comme ceux de son contemporain Poussin, tous deux étrangers œuvrant à Rome au milieu du xviie siècle, pénètrent en effet leur spectateur d’un sens d’otium où le repos n’est pas donné au premier regard, mais laissé à désirer comme une patrie lointaine. Ni l’un ni l’autre n’avaient accès, sauf  exception pour Poussin, aux grandes commandes officielles de l’Église, que se réservaient les peintres indigènes. Ils ont composé des tableaux de moyen format, gâteaux de miel destinés à la délectation et à la méditation intimes d’une clientèle d’amateurs et de collectionneurs privés.
            Devant les paysages marins du Lorrain, le spectateur est comme invité à s’asseoir, en vacance, sur le quai d’un port, au coucher ou au lever du soleil, à l’heure où s’équilibrent ombre et lumière. Il embrasse le paysage au moment où la bonace laisse place à la brise et il découvre, dans le vaste panorama de mer et de ciel déployé sous ses yeux, les navires qui viennent de lever l’ancre, voiles déployées, leurs mâts dessinant des Croix sur le ciel. Le peintre a mêlé, dans une sorte de court-circuit interne à une longue mémoire, des monuments antiques et des monuments modernes, des personnages minuscules représentant des scènes de l’Histoire ou du mythe antiques, et le réalisme moderne d’un port peu animé, de ses ouvriers à terre, de ses caravelles haut gréées. Dans l’espace ouvert par la perspective aérienne et les architectures, les temps ont cessé de se succéder, il se superposent. Paysages d’otium, vus du portum tranquille qui en est synonyme, mais qui s'ouvrent, avec les vaisseaux en partance, sur l’horizon infini vers lequel ils vont faire voile emmenant le regard ailleurs, vers encore un autre repos, un autre port, invisible. Le spectateur du xviie siècle pouvait interpréter ces départs sous le signe de la Croix comme une allégorie du voyage de l’âme exilée vers sa patrie céleste.

Marc Fumaroli, Paris – New York et retour, Voyage dans les arts et les images,
Journal 2007-2008,
[Champs Essais], Paris, Flammarion 42011, p. 51-52.

Voici, sous la plume de l’un des plus prestigieux critiques littéraires de notre époque, une thèse qui nous tient profondément à cœur : chez Claude Lorrain comme aussi, nous semble-t-il, chez Nicolas Poussin, le splendor formae du paysage classique n’exprime pas un humanisme fermé sur lui-même, mais il s’ouvre sur un au-delà de la beauté créée, vers l'océan de la déité en lequel notre désir naturel trouvera son accomplissement. Omnis intellectus naturaliter desiderat divinae substantiae visionem, tout intellect désire naturellment la vision de la substance divine, écrit saint Thomas (Contra Gentiles III, c. 57, n. 4). Ce que la métaphysique de l'Aquinate nous dit à partir de l'ens, la peinture du Lorrain nous le répète à partir du pulchrum: admirable convergence de la philosophie et de l'art, qui eût ravi, n'en doutons pas, Poussin.
            Il nous reste seulement à proposer un tableau de Claude Gellée qui exemplifie à la perfection le propos de Marc Fumaroli, et ce ne peut être que le Port de mer au soleil couchant que l’on peut admirer au Louvre. Rappelons enfin que nous avons déjà présenté, sur ce très modeste bloc-notes, une quarantaine d’œuvres du Lorrain :

Claude Lorrain, Port de mer au soleil couchant, 1639.
Paris, Musée du Louvre.

samedi 6 octobre 2012

Finis Franciae ?


           Seul à Colombey entre le souvenir et la mort, comme les grands maîtres des chevaliers de Palestine devant leur cercueil, il est encore le grand maître de l'Ordre de la France. Parce qu'il l'a assumée ? Parce qu'il a, pendant tant d'années, dressé à bout de bras son cadavre,  en faisant croire au monde, qu'elle était vivante ?

André Malraux, Les Chênes qu’on abat, Paris, Gallimard, 1971, pp. 235-236.

mercredi 3 octobre 2012

Une curieuse prophétie de Gérard de Nerval


            Comme d’autres poètes du XIXème siècle, tels que Victor Hugo ou Alphonse de Larmartine, Gérard de Nerval était hanté par le mystère de Dieu et celui du mal, et comme eux il semble avoir rêvé d’une impossible apocatastase. Son cœur était déchiré entre l’appel de la grâce chrétienne et les séductions de l’occultisme, et l’on sait que cette inquiétude l'emmena très loin dans la mer sans rivage de la folie, pour s'achever ici-bas par son suicide dans la rue de la Vieille-Lanterne, le 26 janvier 1855. Quelle science véritable du mystère d’iniquité lui donna ce commerce tragique avec les esprits, bons et surtout mauvais, du monde invisible ? Personne ne saurait le dire précisément, car de toute façon le lÒgoj de l’histoire universelle demeure, jusqu’au jour du Jugement, le secret de Celui qui en est l’Alpha et l’Oméga (Apoc. 1, 8).
            C’est dans cet esprit d’abandon à la Providence que nous pouvons relire une assez curieuse prophétie de Gérard, datée de 1851 :

Il y a, certes, quelque chose de plus effrayant dans l’histoire que la chute des empires, c’est la mort des religions… S’il était vrai que la religion chrétienne n’eût guère plus d’un siècle à vivre encore, - ne faudrait-il pas s’attacher avec larmes et avec prières aux pieds sanglants de ce Christ détaché de l’arbre mystique, à la robe immaculée de cette Vierge mère, - expression suprême de l’alliance antique du ciel et de la terre, - dernier baiser de l’esprit divin qui pleure et qui s’envole !

Gérard de Nerval, préface d’un article sur Quintus Aucler,
cité in Albert Béguin, Gérard de Nerval, Paris, José Corti, 1945, p. 52.

Certes, l’ « esprit divin » ne saurait jamais ni pleurer ni s’envoler, et il est à la fois vain et dangereux de déplorer je ne sais quelle impuissance du Tout-Puissant. Nous n’en restons pas moins impressionnés par la pertinence de la datation : un peu plus d’un siècle après 1851, cela nous conduit aux années 1960, qui furent en effet celles où commença la grande sécularisation du monde, que rien, pour le moment, n’a pas pu arrêter de façon décisive, pas même la chute de l’empire soviétique en 1989. En France, nous en sommes à la légalisation du « mariage » homosexuel et de l’euthanasie, pour ne rien dire de l’effondrement des mœurs et de l’effacement du sens de la beauté. Caveant consules ! Et attachons-nous plus que jamais au Christ, qui n’est plus sanglant mais ressuscité pour toujours, ainsi qu’à « la robe immaculée de la Vierge Mère ».

jeudi 27 septembre 2012

De Claude Lorrain à Camille Corot


            Au-delà des écoles de peinture et des techniques de composition, dont les historiens de l’art cherchent fort justement à saisir, d’un âge à l’autre, l’originalité et la succession, les œuvres d’art nous intéressent dans la mesure où, participant à la beauté  - qui est l’un des noms de l’être -, elles en réveillent le goût dans le cœur de l’honnête homme en pèlerinage vers l’éternité. Or, de même que rien, dans la création divine, ne saurait être sans être et sans forme, de même rien ne pourra jamais être beau, dans la création humaine, sans lumière et sans harmonie. Ce principe, s’il était entendu dans toute sa hauteur et toute sa profondeur, devrait suffire à légitimer ce que nous appelons le classicisme essentiel. Celui-ci ne se confond aucunement avec le classicisme historique, qui n’en est qu’un moment ; il inclut bien d’autres esthétiques, et il n’exclut que l’informe et l’obscur, parce que, alors, l’« art » se mue en dé-création, c’est-à-dire en haine de l’être et du Créateur.
            Une illustration de ce classicisme essentiel nous est offerte par l’œuvre de Camille Corot. Né en 1796, mort en 1875, ce coloriste délicat reste à la marge des catégories historiques usuelles pour le XIXème siècle : il n’est certainement ni néoclassique, ni romantique ; il n’est pas non plus un réaliste dru à la Courbet, car le réel qu’il peint n’est pas âpre, mais poétique ; et il n’est pas davantage un pré-impressioniste, car il ne dissout pas les contours dans l’impression visuelle éphémère ; au contraire, il fait vibrer les formes dans la lumière pour en fixer la valeur pérenne. Concrétisons notre propos. Voici deux vues du Pont de Narni, ruine romaine sur le Tibre, parallèle à la via Flaminia, à quatre-vingt-dix kilomètres environ au nord de Rome: un thème parfait pour quiconque est sensible à l'équilibre et à la lumière du paysage romain. La première, exposée au Louvre, remonte à 1826, et de nombreuses monographies en font mention ; la seconde, qu’il faudrait aller jusqu’à Ottawa pour admirer, date de 1827, et peu d’ouvrages la citent, car elle a été réalisée en atelier, et non sur place, ce qui gêne un peu la sensibilité de nos contemporains, qui préfèrent ce qui porte la marque de la spontanéité. En contemplant l’une et l’autre, mais surtout la seconde, d’un regard qui ne soit pas prévenu, l’œil pense immédiatement à Claude Lorrain. Certes, les deux univers picturaux sont fort différents. Corot laisse peu entrevoir le dessin de ses sujets, alors que Claude le fait affleurer dans tous ses tableaux ; le pinceau du Parisien procède par petites masses de couleurs homogènes, tandis que le Lorrain recourt plus fréquemment à des variations chromatiques insensibles ; et, si l’on veut, les œuvres du premier ont un effet plus « réaliste », et celles du second, plus « idéal ». Mais, quelque notables que soient ces oppositions, elles ne devraient pas nous masquer la parenté qui unit ces deux paysagistes : tous deux font resplendir la luminosité de la nature, en évoquant une lumière qui n’est pas purement corporelle.

Camille Corot, Le Pont de Narni, 1826.
Paris, Musée du Louvre.

Camille Corot, Le Pont de Narni, 1827.
Ottawa, Musée des Beaux-Arts du Canada.

vendredi 7 septembre 2012

Cigale de Marceline Desbordes-Valmore

            Voici encore un poème tiré du recueil posthume des Poésies inédites de Marceline Desbordes-Valmore, publié à Genève en 1860 par Gustave Revilliod (qui fut aussi le créateur du musée de l’Ariana). La poétesse intitule son élégie à la Cigale, l’insecte imprévoyant de la fable, avec lequel elle identifie son destin, et s’en remet pour cela à la Mort qu’elle connaît bien, puis surtout, dans le dernier vers, à l’Espérance.


Cigale

« De l’ardente cigale
            J’eus le destin,
Sa récole frugale
            Fut mon festin.
Mouillant mon seigle à peine
            D’un peu de lait,
J’ai glané graine à graine
            Mon chapelet.

« J’ai chanté comme j’aime
            Rires et douleurs ;
L’oiseau des bois lui-même
            Chante des pleurs ;
Et la sonore flamme,
            Symbole errant,
Prouve bien que toute âme
            Brûle en pleurant.

« Puisque Amour vit de charmes
            Et de souci,
J’ai donc vécu de larmes,
            De joie aussi,
À présent, que m’importe !
            Faite à souffrir,
Devant, pour être morte,
            Si peu mourir. »

La chanteuse penchée
            Cherchait encor
De la moisson fauchée
            Quelque épi d’or,
Quand l’autre moissoneuse,
            Forte en tous lieux,
Emporta la glaneuse
            Chanter aux cieux.

Marceline Desbordes-Valmore, « Poésies inédites »,
in Id., Poésies, Préface et choix d’Yves Bonnefoy,
Paris, Gallimard, 1983, p. 191-192.

jeudi 6 septembre 2012

Un breve studio su Fabro e Gilson


            Segnaliamo ai nostri lettori un breve ed interessante studio di Michele Paolini Paoletti intitolato «Conoscere l’essere. Fabro, Gilson e la conoscenza dell’actus essendi», ed accessibile sulla rete all’indirizzo seguente:

mardi 4 septembre 2012

Marceline Desbordes-Valmore : Le Nid solitaire

            Le rêve, l’envol, la nostalgie des origines : une psychologie bien matérialiste, en définitive, y diagnostiquerait volontiers je ne sais quel syndrome régressif ; et l’histoire des idées pourrait y discerner un thème néoplatonisant, voire même un peu gnostique… Mais si ces états de l’âme en révélaient, tout simplement, l’émergence au-dessus du temps qui s’écoule et la profonde aspiration méta-physique, que le Père seul pourra combler, dans l’autre vie ? C’est sur ces sommets que convergent, par des voies différentes, le poète, le peintre et le philosophe. Telles sont les pensées qui s’élèvent dans l’esprit lorsqu’il visite l’œuvre de la poétesse Marceline Desbordes-Valmore. Née à Douai le 20 juin 1786, morte à Paris le 23 juillet 1859 après une vie traversée de douleurs, contemporaine des grands  romantiques, elle n’est guère actuelle… ce qui nous donne une excellente raison de la lire. Voici un poème publié en 1860, dans le recueil posthume Poésies inédites qu’elle avait elle-même préparé.


Le Nid solitaire

Va, mon âme, au-dessus de la foule qui passe,
Ainsi qu’un libre oiseau te baigner dans l’espace.
Va voir ! et ne reviens qu’après avoir touché
Le rêve… mon beau rêve à la terre caché.

Moi, je veux du silence, il y va de ma vie ;
Et je m’enferme où rien, plus rien ne m’a suivie ;
Et de son nid étroit d’où nul sanglot ne sort,
J’entends courir le siècle à côté de mon sort.

Le siècle qui s’enfuit grondant devant nos portes,
Entraînant dans son cours, comme des algues mortes,
Les noms ensanglantés, les vœux, les vains serments,
Les bouquets purs, noués de noms doux et charmants.

Va, mon âme, au-dessus de la foule qui passe,
Ainsi qu’un libre oiseau te baigner dans l’espace.
Va voir ! et ne reviens qu’après avoir touché
Le rêve… mon beau rêve à la terre caché.

Marceline Desbordes-Valmore, «Poésies inédites»,
in Id., Poésies, Préface et choix d’Yves Bonnefoy,
Paris, Gallimard, 1983, p. 193.

samedi 1 septembre 2012

Montherlant vu par Philippe de Saint Robert

            Montherlant est parti rejoindre ses grandes ombres protectrices, celles-là même qu’évoque son Malatesta lorsqu’il meurt assassiné par les siens. C’était un 21 septembre : ce jour-là, le soleil entre dans le signe de la Balance. Le jour est égal à la nuit mais déjà la nuit gagne sur le jour, nuit de repos pour une si lourde vie, la nuit où l’on prend congé. « En fait, quelle que soit l’époque, la Balance gouverne toujours le suicide. La vie est une continuelle pesée de nos biens et de nos maux. Quand les maux l’emportent, adieu » : Montherlant écrit cela en 1970, dans Le Treizième César, ouvrage qui, avec Le Chaos et la Nuit (1963), constitue la part forte de l’œuvre de l’avant-mort, qui s’achèvera avec le seul roman qu’il ait écrit à la première personne, et qui sera posthume :  Mais aimons-nous ceux que nous aimons ? (1973).

            « Dans dix ans, personne ne me lira plus, sauf quelques universitaires » pronostiquait Montherlant en juillet 1972, deux mois avant sa mort. Il ne doutait pas de son œuvre, mais il en avait l’angoisse parce qu’il doutait de son temps. C’est ce que révèle le songe qu’il rapporte avoir fait dans la nuit du 12 décembre 1971, songe qui le persuade que « l’incommunicabilité d’être à être a existé et a été dénoncée de tout temps. Mais pas au point où elle existe aujourd’hui. Ce rêve clôt un monde fini. » Il ajoute : « Dans la société nouvelle, qui pourra comprendre une certaine sensibilité, dont toute mon œuvre, depuis mon premier livre, est imprégnée et comme poreuse ? Le monde de demain n’[en]aura pas la moindre notion. » Nous savons bien que le malentendu est le sort des pensées puissantes et des vies intérieures intenses, mais vulnérables. La gloire de Montherlant – et Montherlant fut un « glorieux » – a été sans nul doute, comme il en convenait ou s’en flattait lui-même, un malentendu, comme l’est l’apparent oubli qu’il avait vu venir. Il avait la grâce de cette « réflexion double » célébrée par Victor Hugo à propos de Shakespeare, qui « élève à la plus haute puissance, chez les génies, ce que les rhétoriques appellent l’anti-thèse, c’est-à-dire la faculté souveraine de voir les deux côtés des choses. »

            Le génie singulier de Montherlant est dans cette anti-thèse, qu’il ne traita pas en philosophe mais qu’il transposa inlassablement en fictions, avec la capacité, notamment dans son théâtre, de se mettre dans tous ses personnages avec une rare puissance et subtilité protéenne, pour en tirer de l’humain, c’est-à-dire ce que ces personnages ont tout à la fois de commun et d’unique. Il faut bien comprendre qu’il n’y a ni lâches ni héros dans l’œuvre de Montherlant, mais des hommes réduits à ce qu’ils sont et dont sourd la part de grandeur cachée qui ne le cède en rien aux noirceurs des pulsions ou des peurs. Montherlant tire l’universel du particulier, avec un don royal d’écriture qui en effet magnifie, non pas la faiblesse de l’être humain, mais l’être humain jusque dans sa faiblesse, lui rendant toujours une part de grandeur qui étonne – ou qui gêne.

            Des adversaires littéraires ont accusé Montherlant d’avoir menti toute sa vie, notamment sur sa guerre. Or, dans Mors et Vita (1924), Montherlant écrit exactement ceci : « Avec la seule excuse d’y être allé en volontaire, et dans un temps où il n’est plus question d’enthousiasme, j’ai fait la guerre moins que beaucoup d’autres. Précisément jamais à Verdun. » Montherlant, publié « professeur d’énergie » par des admirateurs qui l’avaient mal lu, n’a jamais aimé la guerre et n’en a jamais fait l’apologie. Dans le Chant funèbre pour les morts de Verdun (1925), la seule question qu’il pose est : comment mettre demain les vertus de la guerre au service de la paix ? Elle est demeurée sans réponse. Ces vertus résidaient moins, à ses yeux, dans le courage guerrier que dans la fraternité humaine, qui fut pour lui – comme plus tard pour Malraux – la grande révélation de la guerre. Montherlant a découvert la fraternité dans la guerre comme l’amitié au collège. Ce furent les deux grands moments de sa vie, dont le souvenir le soutint à travers toutes les désolations de son temps et lui permit d’assumer ses refus.

            Le patriotisme fut la religion de sa génération : celle née de la défaite de 1870, puis celle passée au feu de la Grande Guerre. On se souviendra, de Service inutile à La Rose de sable, de ses prises de position, peu communes à l’époque, contre les dérives du colonialisme. Seul écrivain, avec Bernanos, à avoir pris position, en 1938, contre les Accords de Munich, la défaite le fit sombrer en 1940 dans l’amertume de ceux qui n’ont pas été entendus, et il tenta de prendre congé : « Que le public se souvienne qu’un grand écrivain sert sa patrie par son œuvre, plus et bien plus que par l’action à laquelle il peut se mêler. » Montherlant se mettra au théâtre – de tous les « services inutiles, celui où l’écrivain, par bonheur, servira le mieux sa patrie. » C’est le signe que nous laisse celui qui a conclu sa vie et son œuvre en écrivant : « Je pardonne à ma destinée ». Une destinée dans la lignée des grands solitaires.

Philippe de Saint Robert
écrivain

La hauteur


            Montmorency a porté les armes contre Louis XIII. On demande sa grâce au roi qui, « supplié par toute la France et toute l’Europe », refuse : « Je ne serais pas roi si j’avais les sentiments d’un particulier. » Montmorency refuse de se défendre : « Je n’ai pas l’intention de chicaner ma vie. » La princesse de Condé, sœur de Montmorency, se jette en sanglotant aux genoux de Richelieu, qui a mené l’affaire ; il répond : « Il est trop grand pour que je puisse le sauver. » Pendant qu’on exécute Montmorency, le cardinal, agenouillé, prie pour le condamné et le salut de son âme. Louis XIII conclut : « On ne doit pas être fâché de voir mourir un homme qui l’a si bien mérité. »
            L’ensemble de cette action extraordinaire (quelles scènes au théâtre !) est-il marqué du signe de la grandeur ? Non, ni dans un de ses actes, ni dans une de ses paroles (sauf celle de Montmorency). Mais tout y est marqué du signe de la hauteur : tout le monde y est haut naturellement, sans le vouloir et sans le savoir.

Henry de Montherlant, La Marée du soir, Carnets 1968-1971,
Année 1969,
Paris, Gallimard, 1972, p. 68-69.

samedi 25 août 2012

Un nuovo studio


            Ci permettiamo di segnalare ai gentili lettori di questo bloc-notes l’uscita di un nostro nuovo studio:

Alain Contat, «Esse’, ‛essentia’, ‛ordo’. Verso una metafisica della partecipazione operativa», in Espíritu 61/143 (2012), 9-71.

La rivista è pubblicata dalla Fundación Balmesiana - Duran i Bas, 9 – E-08002 Barcelona, il cui indirizzo elettronico è info@balmesiana.org .

lundi 20 août 2012

Le désir de Dieu selon saint Bernard vu par Étienne Gilson


            S’il est un fait universellement connu, incontestable, c’est l’insatiabilité du désir humain. Tout être doué de connaissance désire toujours ce qu’il peut concevoir de meilleur et il n’y a rien de ce que l’on peut concevoir comme un bien que cet être ne désire. Qui est pauvre veut les richesses, mais qui possède des richesses en veut davantage ; qui loge dans une maison convoite un palais et, une fois installé dans son palais, il achète encore des maisons. En fait, il n’y a ni mesure ni terme à cette soif du bien et à ce désir du meilleur. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a rien qui soit un souverain bien, c’est-à-dire qu’il n’y a rien, dans les limites de notre expérience humaine, qui soit le bien total et suprême dont, en comblant le désir, la possession dispenserait de celle de tout le reste. Et pourtant, faute d’un tel objet, rien ne peut nous satisfaire, notre marche au bonheur nous offrant toujours un nouveau degré à gravir, qui n’est jamais le dernier.
            C’est ici que se place le mouvement de conversion qui détourne l’homme du monde. Si rien n’est capable de nous satisfaire, si notre désir est par essence plus vaste que les choses, mieux vaut y renoncer tout de suite. Car l’homme est alors aux prises avec ce dilemme : ou bien chercher à se satisfaire de satisfactions qui laissent intact ce désir, à supposer même qu’elles ne lui confèrent pas de nouvelles forces ; ou bien renoncer à poursuivre cette tâche impossible en renonçant une fois pour toutes à ce désir même. Et, en effet, c’est folie que de vouloir apaiser une faim qu’on exaspère en prétendant la calmer, mais comment y renoncer, si, hors des apaisements médiocres que nous continuons de lui offrir, nous ne pouvons lui proposer rien d’autre que le néant ?
            Pour décider l’homme à ce renoncement salutaire, que faut-il ? Il faut comprendre la leçon positive qui se dégage de notre échec. Tant de vies humaines ne sont que des faillites que parce qu’elles sont des affaires mal dirigées. Pour faire de la sienne un succès, il suffit à chaque homme de voir que l’insatiabilité du désir qui le mène a un sens, une raison d’être, et chercher où il est le seul objet qui puisse finalement l’apaiser.
            Le premier dilemme fait alors place à un autre : ou bien notre désir, qui tend vers l’absolu, n’a que du relatif pour se satisfaire, auquel cas il faut désespérer du bonheur et de la vie, mais aussi renoncer à expliquer l’infinité même du désir ; ou bien, partant de cette insatiabilité comme d’un fait susceptible d’une explication positive, on cherchera pourquoi, refusant de se complaire en aucun des biens qu’on lui offre, notre amour tend nécessairement à le dépasser. Et voici la seule explication concevable : un Bien infini nous attire. Notre dégoût de chaque bien particulier n’est pas pure lassitude. Loin de n’exprimer qu’un simple découragement, il exprime la distance infinie que la volonté découvre entre le bien particulier qu’elle possède et le bien absolu où elle tend.
Saint Bernard, Un Itinéraire de retour à Dieu,
Textes choisis et présentés par Étienne Gilson,
Paris, Cerf, 2011, p. 28-29.


            Le Saint Bernard écrivant, de Philippe Quantin, que l’on peut admirer au musée des Beaux-Arts de Dijon, laisse entrevoir quelque chose de cette ascèse bernardine finalisée par l’amour du souverain Bien. Dans cette composition d’inspiration « caravagesque », mais revue par un esprit français, donc plus systématique, le monde se réduit au décor sommaire d’une cellule monastique, et la chair est displinée par la tunique et le scapulaire, rigoureusement géométriques, du saint docteur. Seule compte la lumière qui descend de l’angle supérieur gauche pour éclairer le visage de saint Bernard, c’est-à-dire son esprit, et sa main, c’est-à-dire l’œuvre qu’elle illumine.
Philippe Quantin, Saint Bernard écrivant, 1636 ?
Dijon, Musée des Beaux-Arts.

mardi 31 juillet 2012

La Ville Éternelle vue par Corot en 1826

            Chateaubriand l’avait dit en citant Nicolas Poussin et Claude Lorrain: « Chose singulière, ce sont des yeux français qui ont le mieux vu la lumière de l’Italie »[1] ; mais savait-il que c’était toujours vrai de son temps ? En effet, au mois de mars 1826, deux ans et demi avant que le vicomte n’y retournât, en la qualité d’ambassadeur de Charles X, Corot se trouvait dans la Ville Éternelle, et il y peignait cet admirable Forum vu des jardins Farnèse. Que dire, sinon que l’histoire s’est chargée d’ordonner la symétrie du tableau à la place du peintre ! La tour du Capitole répond à celle, plus petite, du Grillo ; la coupole de San Luca e Martino fait la paire avec celle de l’église du Saint-Nom de Marie ; et une colonne romaine, dans l’axe de cette dernière église, se charge de diviser la représentation en deux sections qui se répartissent presque selon le nombre d’or… Mais il y a surtout la lumière bleu et or vert du ciel, et les tons ocres, gris et vert de l’espace qui s’étend du Palatin aux édifices. On notera que les ombres indiquent que le soleil est arrivé à l’occident de sa course, et que nous sommes donc à la fin de cette journée d’équinoxe.

Camille Corot, Le Forum, vue prise des jardins Farnèse, 1826.
Paris, Musée du Louvre.



[1] François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Livre trentième, chap. 9, édition Maurice Levaillant et Georges Moulinier, t. II, [Bibliothèque de la Pléiade, 71], Paris, Gallimard, 1951, p. 255.

Chateaubriand et Corot à Genève

            Comme d’autres écrivains du XIXème siècle parmi lesquels Lamartine et Balzac, Chateaubriand passa par Genève au cours de sa vie. Il y vint une première fois en 1805, ce qui lui permit de faire visite à madame de Staël, que l’ordre de l’Empereur avait contrainte à résidence forcée en son château de Coppet. Si nous en croyons les Mémoires d’outre-tombe, il estima quelque peu égoïstes les plaintes de la fille de Necker, non sans s’efforcer de la comprendre. Sa conclusion est très fine et très humaine  :

À Lyon, nous retrouvâmes M. Ballanche ; il fit avec nous la course à Genève et au Mont-Blanc. Il allait partout où on le menait, sans qu’il y eut la moindre affaire. À Genève, je ne fus point reçu à la porte par Clotilde, fiancée de Clovis : M. de Barante, le père, était devenu préfet du Léman. J’allai voir à Coppet madame de Staël ; je la trouvai seule au fond de son château, qui renfermait une cour attristée. Je lui parlai de sa fortune et de sa solitude, comme d’un moyen précieux d’indépendance et de bonheur ; je la blessai. Madame de Staël aimait le monde ; elle se regardait comme la plus malheureuse des femmes, dans un exil dont j’aurais été ravi. Qu’était-ce à mes yeux que cette infélicité de vivre dans ses terres, avec les conforts de la vie ? Qu’était-ce que ce malheur d’avoir de la gloire, des loisirs, de la paix, dans une riche retraite à la vue des Alpes, en comparaison de ces milliers de victimes snas pain, sans nom, sans secours, bannies dans tous les coins de l’Europe, tandis que leurs parents avaient péri sur l’échafaud ? Il est fâcheux d’être atteint d’un mal dont la foule n’a pas l’intelligence. Au reste, ce mal n’en est que plus vif : on ne l’affaiblit point en le confrontant avec d’autres maux, on n’est pas juge de la peine d’autrui ; ce qui afflige l’un fait la joie de l’autre ; les cœurs ont des secrets divers, incompréhensibles à d’autres cœurs. Ne disputons à personne ses souffrances ; il en est des douleurs comme des patries, chacun a la sienne.
François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe,
Livre dix-septième, chap. 3,
édition Maurice Levaillant et Georges Moulinier, t. I,
[Bibliothèque de la Pléiade, 67], Paris, Gallimard, 1951, p. 582-583.

René repassa dans la ville de Jean-Jacques en 1826. Il séjournait alors à Lausanne, d’où il se rendit à Genève les 28 et 29 juin, pour y consulter le docteur Coindet à cause d’un rhumatisme aigu qui le faisait beaucoup souffrir[1]. Ce fut l’occasion de revoir Delphine de Sabran, comtesse de Custine, qui devait mourir à Bex deux semaines plus tard :

J’ai vu celle qui affronta l’échafaud d’un si grand courage, je l’ai vue, plus blanche qu’une Parque, vêtue de noir, la taille amincie par la mort, la tête ornée de sa seule chevelure de soie, je l’ai vue me sourire de ses lèvres pâles et de ses belles dents, lorsqu’elle quittait Sécherons, près Genève, pour expirer à Bex, à l’entrée du Valais ; j’ai entendu son cercueil passer la nuit dans les rues solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place éternelle à Fervaques : elle se hâtait de se cacher dans une terre qu’elle n’avait possédée qu’un moment, comme sa vie.
Mémoires d’outre-tombe,
Livre quatorzième, chap. I,
édition citée, t. I, p. 472-473.

Au printemps de l’année qui suivit la chute de Charles X, Chateaubriand remboursa ses dettes grâce aux revenus de sa brochure De la Restauration et de la Monarchie élective ; puis il se demanda s’il ne convenait pas qu’il s’exilât, ce pourquoi il décida de se rendre à Genève. Jean-Claude Berchet note à ce propos :

Les voyageurs arrivèrent à Genève le soir du 23 mai. Rosalie de Constant leur avait trouvé un logement à leur convenance dans le quartier encore champêtre des Pâquis, au-delà des anciens fossés longeant le lac. Malgré le bon accueil des autorités du canton (le syndic Rigaud, le recteur Candolle) et celui de la bonne société locale (Sismondi, Bonstetten, Diodati, Mme Necker de Saussure), qu’il connaissaient déjà en partie, ce premier séjour un peu prolongé sur les bords du Léman ne fut pas des plus gais pour Chateaubriand. Les salons du Bourg-de-Four et de Sous-Terre ne valaient pas celui de la rue de Sèvres. À peine installé, il se rendit compte du piège dans lequel il venait de tomber. Il écrit le 24 mai à Mme Récamier : « Encore recommencer une vie quand je croyais avoir fini ! Je compte vous écrire une longue lettre quand je serai un peu en repos ; je crains ce repos, car alors je verrai sans distraction ces années obscures dans lesquelles j’entre le cœur si serré. » Et trois jours plus tard : « La vie que je mène changera peut-être, car si elle devait durer ainsi je ne pourrais la supporter longtemps. Je passe les ennuis de [notre] établissement, les tracasseries intérieures fort augmentées, etc. etc. »[2]

Découragé, René adresse le 9 juin 1831 ces vers à madame Récamier :

Le naufrage

Rebut de l’Aquilon, échoué sur le sable,
Vieux vaisseau fracassé dont finissait le sort,
Et que, dur charpentier, la mort impitoyable
Allait dépecer dans le port !

Sous tes ponts désertés un seul gardien habite :
Autrefois tu l’as vu sur ton gaillard d’avant.
Impatient d’écueils, de tourmente subite,
Siffler pour ameuter le vent.

Tantôt sur ton beaupré, cavalier intrépide,
Il riait quand, plongeant la tête dans les flots,
Tu bondissais ; tantôt du haut du mât rapide,
Il criait : Terre ! aux matelots.

Maintenant retiré dans ta carène usée,
Teint hâlé, front chenu, main goudronnée, yeux pers,
Sablier presque vide et boussole brisée
Annoncent l’ermite des mers.

Vous pensiez défaillir amarrés à la rive,
Vieux vaisseau, vieux nocher ! vous vous trompiez tous deux :
L’ouragan vous saisit et vous traîne en dérive
Hurlant sur les flots noirs et bleus.

Dès le premier récif votre course bornée
S’arrêtera ; soudain vos flancs s’entrouvriront ;
Vous sombrez ! c’en est fait ! et votre ancre écornée
Glisse et laboure en vain le fond.

Ce vaisseau, c’est ma vie, et ce nocher, moi-même :
Je suis sauvé ! mes jours aux mers sont arrachés :
Un astre m’a montré sa lumière que j’aime,
Quand les autres se sont cachés.

Cette étoile du soir qui dissipe l’orage,
Et qui porte si bien le nom de la beauté,
Sur l’abîme calmé conduira mon naufrage
À quelque rivage enchanté.

Jusqu’à mon dernier port, douce et charmante étoile,
Je suivrai ton rayon toujours pur et nouveau ;
Et quand tu cesseras de luire pour ma voile,
Tu brilleras sur mon tombeau.

Mémoires d’outre-tombe,
Livre trente-cinquième, chap. 7,
édition citée, t. II, p. 501-502.

Après s’être réinstallé à Paris, l’Enchanteur reparut à Genève quinze mois plus tard,  en septembre 1832, accompagné cette fois de son « étoile du soir ». Et ce fut avec madame Récamier qu’il entreprit le pèlerinage de Coppet :

Genève, fin de septembre 1832.

J’ai commencé à me remettre sérieusement au travail : j’écris le matin et je me promène le soir. Je suis allé hier visiter Coppet. Le château était fermé ; on m’en a ouvert les portes ; j’ai erré dans les appartements déserts. Ma compagne de pèlerinage a reconnu tous les lieux où elle croyait voir encore son amie, ou assise à son piano, ou entrant, ou sortant, ou causant sur la terrasse qui borde la galerie ; madame Récamier a revu la chambre qu’elle avait habitée ; des jours écoulés ont remonté devant elle : c’était comme une répétition de la scène que j’ai peinte dans René : « Je parcourus les appartements sonores où l’on n’entendait que le bruit de mes pas. . . . . . Partout les salles étaient détendues, et l’araignée filait sa toile dans les couches abandonnées. . . . . . Qu’ils sont doux, mais qu’ils sont rapides les moments que les frères et les sœurs passent dans leurs jeunes années, réunis sous l’aile de leurs vieux parents ! La famille de l’homme n’est que d’un jour ; le souffle de Dieu la disperse comme une fumée. À peine le fils connaît-il le père, le père le fils, le frère la sœur, la sœur le frère ! Le chêne voit germer ses glands autour de lui, il n’en est pas ainsi des enfants des hommes ! »
Je me rappelai aussi ce que j’ai dit dans ces Mémoires de ma dernière visite à Combourg, en partant pour l’Amérique. Deux mondes divers, mais liés par une secrète sympathie, nous occupaient, madame Récamier et moi. Hélas ! ces mondes isolés, chacun de nous les porte en soi ; car où sont les personnes qui ont vécu assez longtemps les unes près des autres pour n’avoir pas des souvenirs séparés ? Du château, nous sommes entrés dans le parc ; le premier automne commençait à rougir et à détacher quelques feuilles ; le vent s’abattait par degrés et laissait ouïr un ruisseau qui fait tourner un moulin. Après avoir suivi les allées qu’elle avait coutume de parcourir avec madame de Staël, madame Récamier a voulu saluer ses cendres. À quelque distance du parc est un tallis mêlé d’arbres plus grands, et environné d’un mur humide et degradé. Ce taillis ressemble à ces bouquets de bois au milieu des plaines que les chasseurs appellent des remises : c’est là que la mort a poussé sa proie et renfermé ses victimes.
            Un sépulcre avait été bâti d’avance dans ce bois pour y recevoir M. Necker, madame Necker et madame de Staël : quand celle-ci est arrivée au rendez-vous, on a muré la porte de la crypte. L’enfant d’Auguste de Staël est resté en dehors, et Auguste lui-même, mort avant son enfant, a été placé sous une pierre aux pieds de ses parents. Sur la pierre sont gravées ces paroles tirées de l’Écriture : Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant dans le ciel ? Je ne suis point entré dans le bois ; madame Récamier a seule obtenu la permission d’y pénétrer. Resté assis sur un banc devant le mur d’enceinte, je tournais le dos à la France et j’avais les yeux attachés, tantôt sur la cime du Mont-Blanc, tantôt sur le lac de Genève : des nuages d’or couvraient l’horizon derrière la ligne sombre du Jura ; on eût dit d’une gloire qui s’élevait au-dessus d’un long cercueil. J’apercevais de l’autre côté du lac la maison de lord Byron, dont le faîte était touché d’un rayon du couchant ; Rousseau n’était plus là pour admirer ce spectacle, et Voltaire, aussi disparu, ne s’en était jamais soucié. C’était au pied du tombeau de madame de Staël que tant d’illustres absents sur le même rivage se présentaient à ma mémoire : ils semblaient venir chercher l’ombre leur égale pour s’envoler au ciel avec elle et lui faire cortège pendant la nuit. Dans ce moment, madame Récamier, pâle et en larmes, est sortie du bocage funèbre elle-même comme une ombre. Si j’ai jamais senti à la fois la vanité et la vérité de la gloire et de la vie, c’est à l’entrée du bois silencieux, obscur, inconnu, où dort celle qui eut tant d’éclat et de renom, et en voyant ce que c’est que d’être véritablement aimé.
Mémoires d’outre-tombe,
Livre trente-sixième, chap. 21,
édition citée, t. II, p. 605-606.


            Comme Chateaubriand, Jean-Baptiste Camille Corot (1796 – 1875) aimait la lumière de l’Italie, où il séjourna de 1825 à 1828, puis en 1834, et encore en 1843. Et comme Chateaubriand, il séjourna aussi en Suisse : il y fut en 1825, sur le chemin de la Ville Éternelle ; puis en 1842, plus longuement ; et fréquemment sous le Second Empire : en 1852, 1853, 1855, 1857, 1859, 1863. Sa mère, Françoise Auberson, était originaire du canton de Fribourg. M. Jean Leymarie nous dit que

En 1842, il s’arrête longuement sur les bords du Léman, dont il aime la lumière « pleine de nuances délicates ». À Genève, il se plaît à relire sur place les descriptions de J.-J. Rousseau, « ce paysagiste de génie », dit-il, avant de peindre la vieille ville massée autour de sa cathédrale[3].

Voici un tableau qui représente le quai des Pâquis, aux portes de Genève, en 1842, dans l’état où il se trouvait avant la démolition des fortifications (votée en 1849), et donc tel que put l’admirer Chateaubriand dix ans auparavant. On admirera l’équilibre du point de vue choisi ; c’est une constante chez Corot, et c’est pourquoi nous considérons qu’il participe de plein droit à ce que nous appelons le classicisme essentiel, plus large que le classicisme historique, mais non pas moins exigeant.

Camille Corot, Le Quai des Pâquis à Genève, 1842.
Genève, Musée d'Art et d'Histoire.


[1] Cf. Jean-Claude Berchet, Chateaubriand, Paris, Gallimard, 2012, p. 744.
[2] Jean-Claude Berchet, op. cit. p. 818.
[3] Jean Leymarie, Corot, Genève, Albert Skira, 1966, p. 66.

dimanche 29 juillet 2012

Chateaubriand et la chambre de madame Récamier

            Un corridor noir séparait deux petites pièces. Je prétendais que ce vestibule était éclairé d’un jour doux. La chambre à coucher était ornée d’une bibliothèque, d’une harpe, d’un piano, du portrait de madame de Staël et d’une vue de Coppet au clair de lune ; sur les fenêtres étaient des pots de fleurs. Quand, tout essoufflé après avoir grimpé trois étages, j’entrais dans la cellule aux approches du soir, j’étais ravi : la plongée des fenêtres était sur le jardin de l’Abbaye, dans la corbeille verdoyante duquel tournoyaient des religieuses et couraient des pensionnaires. La cime d’un acacia arrivait à la hauteur de l’œil. Des clochers pointus coupaient le ciel et l’on apercevait à l’horizon les collines de Sèvres. Le soleil couchant dorait le tableau et entrait par les fenêtres ouvertes. Madame Récamier était à son piano ; l’angelus tintait : les sons de la cloche, « qui semblait pleurer le jour qui se mourait », il giorno pianger che si muore, se mêlaient aux derniers accents de l’invocation à la nuit de Roméo et Juliette de Steibelt. Quelques oiseaux se venaient coucher dans les jalousies relevées de la fenêtre ; je rejoignais au loin le silence et la solitude, par-dessus le tumulte et le bruit d’une grande cité.
            Dieu en me donnant ces heures de paix, me dédommageait de mes heures de trouble ; j’entrevoyais le prochain repos que croit ma foi, que mon espérance appelle. Agité au dehors par les occupations politiques ou dégoûté par l’ingratitude des cours, la placidité du cœur m’attendait au fond de cette retraite, comme le frais des bois au sortir d’une plaine brûlante. Je retrouvais le calme auprès d’une femme de qui la sérénité s’étendait autour d’elle sans que cette sérénité eût rien de trop égal, car elle passait au travers d’affections profondes. Hélas ! les hommes que je rencontrais chez madame Récamier, Matthieu de Montmorency, Camille Jordan, Benjamin Constant, le duc de Laval, ont été rejoindre Hingant, Joubert, Fontanes, autres absents d’une autre société absente. Parmi ces amitiés successives se sont élevés de jeunes amis, rejetons printaniers d’une vieille forêt où la coupe est éternelle. Je les prie, je prie M. Ampère qui lira ceci quand j’aurai disparu, je leur demande à tous de me conserver quelque souvenir ; je leur remets le fil de la vie dont Lachésis laisse échapper le bout sur mon fuseau. Mon inséparable camarade de route, M. Ballanche, s’est trouvé seul au commencement de ma carrière ; il a été témoin de mes liaisons rompues par le temps, comme j’ai été témoin des siennes entraînées par le Rhône : les fleuves minent toujours leurs bords.
            Le malheur de mes amis a souvent penché sur moi, et je ne me suis jamais dérobé au fardeau sacré : le moment de la rémunération est arrivé ; un attachement sérieux daigne m’aider à supporter ce que leur multitude ajoute de pesanteur à des jours mauvais. En approchant de ma fin, il me semble que tout ce qui m’a été cher m’a été cher dans madame Récamier, et qu’elle était la source cachée de mes affections. Mes souvenirs de divers âges, ceux de mes songes comme ceux de mes réalités, se sont pétris, mêlés, confondus, pour faire un composé de charmes et de douces souffrances dont elle est devenue la forme visible. Elle règle mes sentiments, de même que l’autorité du ciel a mis le bonheur, l’ordre et la paix dans mes devoirs.
            Je l’ai suivie, la voyageuse, par le sentier qu’elle a foulé à peine ; je la devancerai bientôt dans une autre patrie. En se promenant au milieu de ces Mémoires, dans les détours de la basilique que je me hâte d’achever, elle pourra rencontrer la chapelle qu’ici je lui dédie ; il lui plaira peut-être de s’y reposer : j’y ai placé son image.

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe,
Livre vingt-neuvième, chapitre 23,
édition Maurice Levaillant et Georges Moulinier, t. II
[Bibliothèque de la Pléiade, 71], Paris, Gallimard, 1951, p. 221-222.

François-Louis Dejuinne,
La Chambre de madame Récamier à l'Abbaye-aux-Bois, 1826.
Paris, Musée du Louvre.

Les armes de Chateaubriand

            La fidélité monarchique de Chateaubriand doit quelque chose à ses origines chevaleresques, et notamment aux armes que sa famille portait en vertu d’une concession de saint Louis. Relisons la belle page des Mémoires d’outre-tombe qui nous en explique la raison.

            Je suis né gentihomme. Selon moi, j’ai profité du hasard de mon berceau, j’ai gardé cet amour plus ferme de la liberté qui appartient principalement à l’aristocratie dont la dernière heure est sonnée. L’aristocratie a trois âges successifs : l’âge des supériorités, l’âge des privilèges, l’âge des vanités : sortie du prermier, elle dégénère dans le second et s’éteint dans le dernier.
[…] Les armes des Chateaubriand étaient d’abord des pommes de pin avec la devise : Je sème l’or. Geoffroy, baron de Chateaubriand, passa avec saint Louis en Terre-Sainte. Fait prisonnier à la bataille de la Massoure, il revint, et sa femme Sybille mourut de joie et de surprise en le revoyant. Saint Louis, pour récompenser ses services, lui concéda à lui et à ses héritiers, en échange de ses anciennes armoiries, un écu de gueules, semé de fleurs de lys d’or : Cui et ejus haeredibus, atteste un cartulaire du prieuré de Bérée, sanctus Ludovicus tum Francorum rex, propter ejus probitatem in armis, flores lilii auri, loco pomorum pini auri, contulit.

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe,
Livre premier, chapitre I,
édition Maurice Levaillant et Georges Moulinier, t. I,
[Bibliothèque de la Pléiade, 67], Paris, Gallimard, 1951, p. 7-8.

Mon sang teint les Bannières de France