Laisssons Marc Fumaroli dire ce soir des choses que nous
avons toujours pensées, mais que notre inculture nous a empêché d’exprimer…
Baudelaire, dans L’invitation
au voyage, où il rivalise en poète avec les grandes marines du peintre
Claude Lorrain, autres accalmies obtenues par un long et savant labeur, évoque
moins le repos, que le désir du repos et le voyage qui conduit à lui. Les
paysages du Lorrain, comme ceux de son contemporain Poussin, tous deux
étrangers œuvrant à Rome au milieu du xviie
siècle, pénètrent en effet leur spectateur d’un sens d’otium où le repos n’est pas donné au premier regard, mais laissé à
désirer comme une patrie lointaine. Ni l’un ni l’autre n’avaient accès,
sauf exception pour Poussin, aux grandes
commandes officielles de l’Église, que se réservaient les peintres indigènes.
Ils ont composé des tableaux de moyen format, gâteaux de miel destinés à la
délectation et à la méditation intimes d’une clientèle d’amateurs et de
collectionneurs privés.
Devant les paysages marins du
Lorrain, le spectateur est comme invité à s’asseoir, en vacance, sur le quai
d’un port, au coucher ou au lever du soleil, à l’heure où s’équilibrent ombre
et lumière. Il embrasse le paysage au moment où la bonace laisse place à la
brise et il découvre, dans le vaste panorama de mer et de ciel déployé sous ses
yeux, les navires qui viennent de lever l’ancre, voiles déployées, leurs mâts
dessinant des Croix sur le ciel. Le peintre a mêlé, dans une sorte de
court-circuit interne à une longue mémoire, des monuments antiques et des
monuments modernes, des personnages minuscules représentant des scènes de
l’Histoire ou du mythe antiques, et le réalisme moderne d’un port peu animé, de
ses ouvriers à terre, de ses caravelles haut gréées. Dans l’espace ouvert par
la perspective aérienne et les architectures, les temps ont cessé de se
succéder, il se superposent. Paysages d’otium,
vus du portum tranquille qui en est
synonyme, mais qui s'ouvrent, avec les vaisseaux en partance, sur l’horizon
infini vers lequel ils vont faire voile emmenant le regard ailleurs, vers
encore un autre repos, un autre port, invisible. Le spectateur du xviie siècle pouvait
interpréter ces départs sous le signe de la Croix comme une allégorie du voyage de l’âme
exilée vers sa patrie céleste.
Marc
Fumaroli, Paris – New York et retour, Voyage
dans les arts et les images,
Journal
2007-2008,
[Champs
Essais], Paris, Flammarion 42011, p. 51-52.
Voici, sous la plume de l’un
des plus prestigieux critiques littéraires de notre époque, une thèse qui nous tient
profondément à cœur : chez Claude Lorrain comme aussi, nous semble-t-il,
chez Nicolas Poussin, le splendor formae
du paysage classique n’exprime pas un humanisme fermé sur lui-même, mais il s’ouvre
sur un au-delà de la beauté créée, vers l'océan de la déité en lequel notre désir naturel trouvera son accomplissement. Omnis intellectus naturaliter desiderat divinae substantiae visionem, tout intellect désire naturellment la vision de la substance divine, écrit saint Thomas (Contra Gentiles III, c. 57, n. 4). Ce que la métaphysique de l'Aquinate nous dit à partir de l'ens, la peinture du Lorrain nous le répète à partir du pulchrum: admirable convergence de la philosophie et de l'art, qui eût ravi, n'en doutons pas, Poussin.
Il nous reste seulement à proposer un tableau de Claude
Gellée qui exemplifie à la perfection le propos de Marc Fumaroli, et ce ne peut
être que le Port de mer au soleil
couchant que l’on peut admirer au Louvre. Rappelons enfin que nous avons
déjà présenté, sur ce très modeste bloc-notes, une quarantaine d’œuvres du
Lorrain :
Claude Lorrain, Port de mer au soleil couchant, 1639. Paris, Musée du Louvre. |
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