Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

mercredi 30 mars 2011

Domingo de Soto et le « desiderium naturale videndi Deum »

            Tous les thomistes savent que le problème du desiderium naturale videndi Deum est l’un de ceux qui divisent le plus les disciples du Docteur Commun. Pour notre compte, nous pensons qu’Étienne Gilson, en cette question comme en plusieurs autres, a bien compris et analysé la doctrine de saint Thomas, telle qu’elle ressort de ses textes explicites[1]. Voici un extrait qui va droit au nœud de la question:

A l’objection : l’homme ne peut pas avoir le désir naturel de voir Dieu, puisqu’il n’a pas les moyens naturels de le satisfaire, « parce qu’il est impossible qu’un désir naturel soit vain, comme ce serait le cas s’il n’était pas possible de parvenir à intelliger la substance divine, que tous les esprits ont le désir naturel de voir, il faut nécessairement dire qu’il est possible que la substance divine soit vue par l’intellect et dans les substances intellectuelles séparées, et dans nos âmes » ([Contra Gentiles] III, 51, 1).
Ce seul texte devrait suffire à régler la controverse, en tant du moins que le sens authentique de la doctrine thomiste est ici en cause. Il s’agit bien d’un désir naturel de voir la substance divine (naturale desiderium), que toutes les pensées (mentes) désirent naturellement voir (quod naturaliter omnes mentes desiderant), et il s’agit bien de montrer pourquoi ce désir naturel n’est pas vain, bien qu’il soit incapable de se satisfaire par des moyens naturels. Ainsi, l’argument massif des aristotéliciens contre la possibilité d’un tel désir naturel est, chez saint Thomas, la preuve même que ce désir doit être possible. Puisque notre désir naturel de voir la substance divine ne peut pas être vain, c’est donc qu’il ne l’est pas[2].

Si nous voulions formaliser la position du célèbre médiéviste, nous dirions que, pour lui comme pour l’Aquinate qu’il interprète :

  1. Il est un désir naturel de voir Dieu qui est inné, c’est-à-dire qui précède la connaissance actuelle des étants et de leur cause suprême, mais que celle-ci révèle.
  2. Ce désir naturel de voir Dieu a pour fin la substance divine en elle-même, et non pas Dieu comme cause première ou encore la beatitudo in communi ;
  3. il a pour sujet le mens, c’est-à-dire les deux facultés supérieures de l’âme, intellect et volonté ;
  4. il exprime la fin ultime de la nature spirituelle, sans être toutefois, à proprement parler, sa fin naturelle, car elle n’a pas naturellement les moyens d’accéder à la vision béatifique, qui résulte d’un don entièrement gratuit[3].

Comme on le sait, cette interprétation, obvie pour qui lit les textes de saint Thomas sur ce problème, en particulier le troisième livre de la Summa contra Gentiles, a été obscurcie par trois grands commentateurs dominicains du XVIème siècle :

  1. Pour Tommaso de Vio cardinal de Gaète, c’est-à-dire Cajétan[4] (1468-1534), il n’y a pas de désir de la vision béatifique, qui serait naturel en tant qu’il s’enracinerait dans la nature même de la créature spirituelle, mais une velléité qui ne peut survenir qu’après que Dieu a produit dans le monde des effets surnaturels.
  2. Francesco Silvestri de Ferrare[5] (1474-1528) reconnaît l’existence d’un désir naturel de Dieu, qu’il situe dans la volonté, et dont il restreint le terme à la connaissance de la cause première en tant que telle, à l’exclusion de Dieu en lui-même.
  3. Domingo Báñez[6] (1528-1604) concède que le désir porte sur Dieu en lui-même et qu’il provient de la nature, mais il le conçoit comme élicite, conditionnel et inefficace : élicite, parce qu’il requiert une connaissance préalable de l’existence de Dieu ; conditionnel, parce que, en tant même que désir, il s’exprime par un « je voudrais », et non point un « je veux » ; inefficace, parce que la nature ne dispose d’aucun moyen de le réaliser (cette dernière caractéristique est partagée par tous les auteurs catholiques, sous peine de pélagianisme).

La racine de ces doctrines très restrictives du désir de voir Dieu, qui constituent autant d’exégèses forcées du texte thomiste, se trouve un axiome d’inspiration matériellement aristotélicienne, mais d’origine explicitement averroïste, que Cajétan formule ainsi :

Non enim videtur verum quod intellectus creatus naturaliter desideret videre Deum : quoniam natura non largitur inclinationem ad aliquid, ad quod tota vis naturae perducere nequit[7].

C’est pour cette raison que les trois auteurs mentionnés s’emploient à nier d’une manière ou d’une autre ce que saint Thomas affirme pourtant de la manière la plus claire :

Supra probatum est quod omnis intellectus naturaliter desiderat divinae substantiae visionem[8].

Comment des lecteurs attentifs, doués d’une grande puissance spéculative, en sont-ils arrivés là ? Ce problème historique mériterait une investigation systématique dans sa méthode, et bien sûr apaisée dans son esprit. Nous ne voulons ni ne pouvons l’entreprendre ici. En revanche, nous voudrions faire connaître à nos lecteurs un texte moins cité d’un autre dominicain du XVIème siècle, Domingo de Soto (1495-1560), qui va dans le sens opposé. Connu surtout comme l’un des grands maîtres salamantins du droit naturel[9], Soto fut aussi peritus au Concile de Trente, et participa à  l’élaboration du décret sur la justification, problème pour lequel il écrivit un ouvrage intitulé De natura et gratia ad sanctum Concilium Tridentinum[10]. Au chapitre IV du premier livre, il nous offre une dissertation sur le problème du surnaturel, qui prend le contrepied de l’axiome invoqué par Cajétan. Sa solution peut être ramassée dans les quatre thèses suivantes :

  1. Il existe un pondus naturae de l’esprit créé vers la béatitude, antérieur à la connaissance naturelle de Dieu aussi bien qu’à la foi surnaturelle en la Révélation.
  2. Cet appétit naturel incline ultimement l’homme à la vision béatifique, ce que prouve l’insatisfaction où le laisserait tout autre objet.
  3. Soto ne tranche pas explicitement, ici, la question du sujet spécifique de ce pondus ; mais l’ensemble du passage se rapporte à la volonté plutôt qu'à l'intellect.
  4. La fin dont cet appétit est le signe est dite finis naturalis, au motif que nous la désirons naturellement, bien que, évidemment, nous ne pouvons absolument pas la conquérir par l’exercice de nos facultés naturelles[11].

Soto, Domingo de, o.p., De natura et gratia ad sanctum Concilium Tridentinum. Salmanticae, 1566.

Cap. IV, 10b – 12a
            At vero obviam hic forsan nobis quispiam venit, quod felicitas illa suprema, finis sit potius noster dicendus naturalis, quam supernaturalis. Finis enim naturalis cuiusquam rei est, in quem appetitus naturalis propensius tendit: appetitus autem naturalis noster inclinatur et fertur in illam inaestimabilem felicitatem : quia illuc usque quiescere non potest: ergo est finis noster naturalis. Sunt in schola etiam S. Thomae, qui super q. 12 primae partis distinguunt, quo modo finem illum appetat homo naturaliter. Nam si homo, aiunt, consideretur in suis naturalibus ante lumen fidei, falsum est quoniam nec potest naturaliter cognosci, neque appetitus ferri in incognitum. Si tamen consideretur perfusus lumine fidei, scopum illum iudicantis, tunc verum est, humanum appetitum continuo illuc naturaliter intendere. Isti verumtamen huc ferme declinant, quod sit finis ille supernaturalis. Etenim si non potest ab homine concupisci ex suis naturalibus, nisi praehabita cognitione supernaturali, potius censetur supernaturalis finis, quam naturalis. Et tamen non enervant efficaciam argumenti. Nam quamvis (ut terminis scholarium utamur) nequeat homo actu elicito cupere illum finem, nisi praevia cognitione fidei ipsum revelantis, si tamen appetitio accipiatur pro inclinatione ipsa, et pondere naturali (quemadmodum grave, dum quiescit, appetit centrum mundi) profecto appetitus naturalis omnium hominum, etiam illorum, quibus lux fidei nondum illuxit, suapte natura illuc fertur. Cuius firmum testimonium est, quod quantocumque potiatur homo optato bono in rebus conditis, nullibi tamen quietus est, esseve potest, quoad aeterna illa visione fruatur. Unde confessio illa Augustino in mentem venit, Fecisti nos Domine ad te, et inquietum est cor nostrum, donec perveniat ad te.
Profecto ita censeo, quod finis ille simpliciter sit nobis naturalis. Neque definierim finem naturalem esse illum, quem possimus naturaliter assequi, sed illum, quem appetimus naturaliter. Et quamvis non valeamus naturaliter pernoscere illud esse summum bonum, quo beandi, satiandique sumus, inquietudo tamen ipsa humani animi, nullibi citra illum statum requiescentis, fidem abunde facit, illum esse finem nostrum naturalem. Alias nullus esset ultimus finis appetitus humani: quod esset dictu absurdum. Inest ergo nobis a natura appetitus ad formam. Attamen differt, quod materia sub nulla quiescit forma, quin aliam appetat: animus vero noster nullo contentus est bono, citra illud summum: in quo tandem requiescit. Huius videtur esse opinionis Scot. In 4 [Sent.] d. 49 q. 10 ubi ait, quod appetitus naturalis semper et perpetuo et summe fertur in summam beatitudinem in particulari: licet actu elicito id non possit citra supernaturalem cognitionem. Et eadem est (ni fallor) sententia Sanct. Thom. eadem quaest. 12 citata, articulo 1, ubi ait, quod inest homini naturale desiderium cognoscendi causam, cum intuetur effectum: et ex hoc admiratio in hominibus consurgit. His enim verbis edocet, perspectis effectibus, naturale desiderium nostrum excitari intuendae in se causae. De illa enim cognitione per essentiam erat illic sermo. Et 3. Contra Gent. Capit. 50 multoties confirmat, inane esse desiderium naturale, nisi Deum homo videre potest. Quin adiecerim ego desiderium illud naturae nostrae, quod in prologo Metaphysicae agnovit Aristot. ubi ait: Omnis homo naturaliter scire desiderat; illud omnino expletum iri (ut est in Propheta) ubi apparuerit gloria Dei. Ut ergo rem concludamus, haud negandum est, finem illum esse nobis naturalem respectu appetitus, sed est nihilominus, si assecutionem eius spectes, supra vires naturae nostrae.
At vero est adversus hanc sententiam argumentum minime debile. Nemini unquam natura ad finem aliquem appetitum ingeneravit, cui non simul sufficerit organa et potiundi facultatem, ut oculate cernere est in animalibus, ubi sua sunt cuique fini et operi destinata membra. Unde Aristot. in 2 Caeli, Si haberent, inquit, coelestes orbes vim progressivam, natura dedisset eis organa opportuna. Cum ergo homo a natura non habeat virtutem, et potestatem promerendae, adipiscendaeque illius beatitudinis, consequens fit, ut neque habet naturalem appetitum. Alias hominem fecisset prae inferioribus creaturis truncum et mancum, atque adeo peius cum eo egisset, quam cum caeteris.
Ad hoc autem facile respondetur, magis exinde effulgere celsitudinem humanae naturae: quod cum nulla possit esse natura creata, quae ulla sit proportione ad asequendam felicitatem illam, quae exuperat omnem sensum: nihilo secius angelica et humana ad imaginem Dei conditae, illum haberent pro fine ultimo: et ubi natura nostra deficiebat, illic praesto esset nobis Deus, paratissimus subvenire, nisi nos ipsi renuerimus. Porro si verum est dictum Aristot. 3 Ethicor. quod ea quae per amicos possumus, per nos quodam modo possumus, non est cur non dicamus, nos etiam posse et amicitiam cum Deo inire, et eius perfrui conspectu: siquidem tam nobis Deus promptus est, per Christum servatorem nostrum suppetias ire. Neque illud Aristot. in lib. De Ceolo, contra nos facit: tum quia non dicit, quod si orbes coelestes haberent inclinationem ambulandi, haberent organa, sed si haberent vim: in nobis autem non est abunde vis ad beatitudinem illam, sed inclinatio; tum etiam, quia ipse nihil de mysteriis fidei supernaturalibus novit.
Igitur ut dictorum epilogum faciamus, qui causam originalis iustitiae inspicere optat, qui hominis lapsi orbitatem et impotentiam, qui gratiae denique necessitatem in sua radice perpendere, haec tria asserta de homine in puris naturalibus ante oculos constituat. Nempe quod nudae naturae hominis potestas est, quavis semota culpa et gratia, per generale auxilium bonum aliquod in genere morum naturale facere: quoniam animal est rationale: non tamen valet diu in eiusmodi bono durare, quin saepe cadat, propter pugnam sensualitatis, et corporis imbecillitatem. Nihil tamen prorsus potest, vel facere, vel velle, vel cogitare, quod in meritum amicitiae aut gloriae Dei, propter infinitam eius excellentiam. Quin vero tertium hoc fundamentum, quamquam ratione hac naturali supra enixi simus fulcire, minoris tamen est certitudinis, quam ratio ulla naturalis. Ob id, cuiuscumque sit ratio ponderis, hoc tamen fixum est christianis et firmum, tanquam fides catholica. Puta quod in divinum consortium nemo, nisi gratuita eius bonitate, admittitur: iuxta illud, Nemo potest venire ad me, nisi Pater meus traxerit eum. Et, Gratia estis salvati per fidem, et hoc non est ex vobis: Dei enim donum est. Et id gens plurima, quae cap. ult. 2 lib. copiosius congesta dilucidavimus.


[1] Cf. É. Gilson, Sur la problématique thomiste de la vision béatifique, in « Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen-Âge » 31 (1964), 67-88, repris in Autour de saint Thomas, Paris, Vrin, 1983, 59-80.
[2] É. Gilson, art. cit., 72 (Vrin, 64).
[3] É. Gilson, art. cit., 81 (Vrin, 73) : « Le désir de voir Dieu est naturel à l’homme, la béatitude est donc la fin de sa nature, mais saint Thomas ne dit pas, ipsissimis verbis, qu’elle soit sa fin naturelle ».
[4] Cf. les « Commentaria Cardinalis Caietani » dans l’édition léonine de la Summa theologiae, t. 4, I, q. 1, art. 1, n. viii-x ; q. 12, art. 1, n. ix-x.
[5] Cf. les « Commentaria Ferrariesnsis » dans l’édition léonine de la Summa contra Gentiles, t. 24, III, c. 51, n. iii-iv.
[6] Cf. D. Báñez, Scholastica commentaria in Primam Partem Summae Theologicae S. Thomae Aquinatis, vol. I, De Deo Uno, éd. L. Urbano, Madrid – Valence, Editorial f.q.d.a., 1934, 249a – 250b.
[7] Cajétan, In I, q. 1, art. 1, n. ix.
[8] Contra Gentiles III, c. 57, n. 3.
[10] Nous le citerons d’après l’édition posthume de Salamanque, parue en 1566, et révisée par l’auteur. Il faut ici que nous remercions M. Michele Zennaro, qui a eu la grande obligeance d’imprimer pour nous le texte numérisé, et de revoir notre transcription.
[11] Sur ce point, nous préférons bien sûr la remarque de saint Thomas lui-même, in Summa theologiae I, q. 62, a. 1 : « haec beatitudo non est aliquid naturae, sed naturae finis », qui corrobore l’observation d’Étienne Gilson.

Nicolas Poussin, « Le Jugement de Salomon »

            Alors deux prostituées vinrent vers le roi et se tinrent devant lui. L’une des femmes dit : « S’il te plaît, Monseigneur ! Moi et cette femme nous habitons la même maison, et j’ai eu un enfant, alors qu’elle était dans la maison. Il est arrivé que, le troisième jour après ma délivrance, cette femme aussi a eu un enfant ; nous étions ensemble, il n’y avait pas d’étranger avec nous, rien que nous deux dans la maison. Or le fils de cette femme est mort une nuit parce qu’elle s’était couchée sur lui. Elle se leva au milieu de la nuit, prit mon fils d’à côté de moi pendant que ta servant dormait ; elle le mit sur son sein, et son fils mort elle le mit sur mon sein. Je me levai pour allaiter mon fils, et voici qu’il était mort ! Mais, au matin, je l’examinai, et voici que ce n’était pas mon fils que j’avais enfanté ! » Alors l’autre femme dit : « Ce n’est pas vrai ! Mon fils est celui qui est vivant, et ton fils est celui qui est mort ! » et celle-là reprenait : « Ce n’est pas vrai ! Ton fils est celui qui est mort et mon fils est celui qui est vivant ! » Elles se disputaient ainsi devant le roi qui prononça : « Celle-ci dit : “Voici mon fils qui est vivant et c’est ton fils qui est mort !” et celle-là dit : “Ce n’est pas vrai ! Ton fils est celui qui est mort et mon fils est celui qui est vivant !” Apportez-moi une épée », ordonna le roi ; et on apporta l’épée devant le roi, qui dit : « Partagez l’enfant vivant en deux et donnez la moitié à l’une et la moitié à l’autre. » Alors la femme dont le fils était vivant s’adressa au roi, car sa pitié s’était enflammée pour son fils, et elle dit : « S’il te plaît, Monseigneur ! Qu’on lui donne l’enfant, qu’on ne le tue pas ! » mais celle-là disait : « Il ne sera ni à moi ni à toi partagez ! » Alors le roi prit la parole et dit : « Donnez l’enfant à la première, ne le tuez pas. C’est elle la mère ». Tout Israël apprit le jugement qu’avait rendu le roi, et ils révérèrent le roi car ils virent qu’il y avait en lui une sagesse divine pour rendre la justice[1].

            En mettant en scène ce « jugement de Salomon », Poussin semble s’être laissé plus que jamais guider par le principe générateur de toute esthétique classique : produire le maximum d’effet avec le minimum de moyens. Voici donc le roi, le visage concentré, vêtu d’une robe blanche et d’une clamyde écarlate, assis en position très élevée sur son trône sans marchepied, entre deux puissantes colonnes de marbre sombre, dont on ne voit pas le sommet : autant de symboles combinés de son autorité royale et de sa sagesse inspirée, l’une et l’autre étant d’origine divine, comme le soulignent encore sa position dominante et la verticalité des colonnes qui l’isolent des autres personnages. À la droite du roi, la mère de l’enfant vivant, qui le supplie de ne pas le tuer, puis, sur le côté, le soldat qui s’apprête à exécuter l’ordre royal : la justice bientôt révélée par la puissance ; à la gauche de Salomon, la mère de l’enfant mort, qui réclame la mort du survivant, puis un groupe de femmes et une figure masculine, sans doute des membres de la maison du roi : les destinataires, coupable ou spectateurs, de la justice royale. La vision n’a pas d’arrière-plan, de sorte que le regard est toujours ramené au monarque prononçant son jugement.
            Au point de vue de la composition, ce tableau est comme l’inverse de celui que nous commentions dans notre message du 25 mars. Alors que la menace de mort pesant sur Esther était figurée par un triangle ouvert qui s’écartait du sol, la pointe en bas, dans ce Jugement de Salomon, la sagesse divinement participée qui va mettre fin à la discorde est évoquée en revanche par le triangle fermé, dont le sommet se trouve dans le regard du roi, et les côtés passent par ses mains, d’où ils descendent vers les deux femmes. Il apparaît ainsi que le triangle est, chez Poussin, bien plus qu’un procédé d’équilibre formel : s’il est bien cela, il est aussi et surtout l’expression d’une unité transcendante, qui vient racheter la dualité, signe de la division et du mal. Quant à la palette choisie, nous pouvons relever d’abord sans, croyons-nous, forcer le propos de l’artiste, que la niche du trône est entourée de marbres bleus et jaunes, couleurs célestes, comme la tunique blanche que porte le roi, le rouge s’inscrivant ici dans une logique d’autorité, et non de violence. La femme qui plaide pour la vie est vêtue de ces mêmes couleurs apolliniennes, tandis que l’autre porte du rouge et du vert, dont la valeur est par contre chtonienne. Comme dans le tableau précédent, les sensibles propres et les sensibles communs concourent donc de manière très réfléchie à la signification intelligible de l’œuvre, qui entend glorifier, dans la personne et le geste de Salomon, la justice et la sagesse divines.

Nicolas Poussin, Le Jugement de Salomon, 1649.
Paris, Musée du Louvre.

Mise en perspective.

Une lectrice nous ayant soumis une objection, nous lui avons répondu ici:
http://participans.blogspot.com/2011/04/propos-du-jugement-de-salomon-de.html

[1] I R 3, 16-28.

vendredi 25 mars 2011

Nicolas Poussin, « Esther devant Assuérus »

            Assuérus avait arrêté, sur le conseil d’Aman, l’extermination des Juifs[1] ; mais il ignorait que son épouse, Esther, était juive[2]. Celle-ci se résout à implorer pour son peuple la clémence du roi. Mais, pour ce faire, elle devait violer l’interdiction de paraître sans convocation devant le monarque, crime que la loi punissait de mort. Nicolas Poussin a représenté l’instant où Esther vient d’entrer dans la salle du trône, au risque de sa vie :

« Franchissant toutes les portes, elle se trouva devant le roi. Il était assis sur son trône royal, revêtu de tous les ornements de ses solennelles apparitions, tout rutilant d’or et de pierreries, redoutable au possible. Il leva son visage empourpré de splendeur et, au comble de la colère, la regarda. La reine s’effondra. Dans son évanouissement son teint blêmit et elle appuya la tête sur la servante qui l’accompagnait »[3].

Délaissant le pittoresque oriental de l’or et des pierreries, Poussin a vêtu Assuérus d’une clamyde vermillon, qui dit éloquemment le droit de vie et de mort dont dispose le roi en ce moment précis. Esther est en jaune, et deux des trois servantes qui la soutiennent en bleu, couleurs célestes, qui font un puissant contraste avec le rouge dont la valeur est, ici, terrestre. Le sol en damier de marbres gris, verts et blancs, glisse du premier à l’arrière-plan, où s’élèvent d’abord une austère colonnade cannelée, puis des niches de statues enveloppées dans la pénombre. Ce décor géométrique à l’extrême intensifie, par sa froideur même, la tension dramatique de l’épisode : une fois de plus, la litote classique se révèle plus expressive que l’expressionisme baroque. La composition proprement dite contribue davantage encore à cette correspondance des signifiants et du signifié. Les personnages sont en effet disposés le long d’un angle ouvert, dont les côtés sont formés par le long sceptre royal, à droite, et par l’épaule, puis le bras et la robe d’Esther, à gauche ; ces deux lignes se rejoignent sur le marchepied du trône. Du côté droit, le spectateur voit le roi assis, entouré de ses conseillers debout, en position d’autorité ; du côté gauche, Esther défaillante et ses femmes, en position de faiblesse ; et surtout, les deux droites se dissocient l’une de l’autre, produisant un effet de division inverse à l’effet d’unification d’un triangle. C’est ainsi que les couleurs, sensibles propres, puis la figura totale et la perspective, sensibles communs, et encore les postures et les gestes, sensibles par accident, convergent tous vers la même signification intelligible et spirituelle, qu’ils font resplendir harmoniquement. N’avons-nous pas là, saisie dans le concret d’une œuvre, une bonne définition de ce classicisme essentiel qui est l’analogon esthétique de la philosophie de l’être ? À l’opposite, la contre-culture picturale moderne et surtout contemporaine ne cesse, depuis la fin du XVIIIème siècle, de dialectiser les couleurs contre les formes, ou vice-versa, et surtout de détruire la portée transcendante de l’œuvre d’art, c’est-à-dire ce qui lui donne son humanité et son sens.

Nicolas Poussin, Esther devant Assuérus, 1640.
Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage.



[1] Est 3, 8-13.
[2] Est 2, 20.
[3] Est 5, 1c-d.

dimanche 20 mars 2011

Nicolas Poussin, L'inspiration du poète

            Poussin a peint au moins deux fois L’Inpiration du poète. Nous parlerons de la première version le 13 mai : http://participans.blogspot.com/2011/05/nicolas-poussin-linspiration-du-poete-i.html


Aujourd’hui, nous offrons à nos lecteurs la version exposée au Louvre, sur le site duquel ils trouveront également un très bon commentaire.

Nicolas Poussin, L'Inspiration du poète (II), vers 1629 - 1630.
Paris, Musée du Louvre.


jeudi 17 mars 2011

La scansione ternaria dell'ente creato

            La partecipazione dell’ente creato all’Essere increato include tre dimensioni, quella dello esse misurato dalla correlativa essenza, quella della stessa essenza in atto per lo esse, e quella dell’inclinazione all’operare per cui la sostanza tende alla propria perfezione. Questa ternarietà si ritrova in due triadi alle quali accenna l’Aquinate. La prima, che è di matrice agostiniana, viene esplicitamente riferita alla triplice causalità divina:

creatura dicitur bona secundum respectum ad Deum, sicut vult Boetius in libro De hebdomadibus; sed Deus habet ad creaturam habitudinem triplicis causae, scilicet efficientis, finalis et formalis exemplaris; ergo et creatura dicitur esse bona secundum habitudinem ad Deum in ratione triplicis causae; sed secundum hoc quod comparatur ad Deum ut ad causam efficientem habet modum sibi a Deo praefixum; ut autem comparatur ad eum ut [ad] causam exemplarem habet speciem; ut autem comparatur ad eum ut ad finem habet ordinem; ergo bonum creaturae consistit in modo, specie et ordine[1].

Per giustificare questa corrispondenza, san Tommaso comincia per ricordare nel respondeo che la nozione di bene (ratio boni) significa non solo il «rapporto di ciò che perfeziona» (respectus perfectivi), ma «ciò a cui segue il rapporto con il rapporto stesso» (id ad quod sequitur respectus cum respectu ipso), cioè il supposito in quanto è ordinato alla propria perfezione. Ora il supposito creato viene istituito da un atto di essere ricevuto secondo una certa misura, che è precisamente la sua specie, mentre ad entrambi, essere finito e specie, segue l’inclinazione o respectus alla perfezione :

Cum autem creaturae non sint suum esse, oportet quod habeant esse receptum et per hoc earum esse est finitum et terminatum secundum mensuram eius in quo recipitur.
            Sic igitur inter ista quae Augustinus ponit, ultimum, scilicet ordo, est respectus quem nomen boni importat, sed alia duo, scilicet species et modus, causant illum respectum. Species pertinet ad ipsam rationem speciei, quae quidem secundum quod in aliquo esse habet, recipitur per aliquem modum determinatum, cum omne quod est in aliquo sit in eo per modum recipientis. Ita igitur unumquodque bonum, in quantum est perfectivum secundum rationem speciei et esse simul habet modum, speciem et ordinem: speciem quidem quantum ad ipsam rationem speciei, modum quantum ad esse, ordinem quantum ad ipsam habitudinem perfectivi[2].

In sintesi, il modus è quindi lo stesso esse in quanto misurato; la species è la misura (mensura) che determina, o «finisce» lo esse; e l’ordo è il rapporto alla perfezione (habitudo perfectivi) che viene causato dalla sostanza costituita dallo esse e dalla sua misura specificante. Da questa rilettura della triade agostianana all’interno dei parametri della metafisica tommasiana dell’essere, dobbiamo ritenere in primo luogo l’inseparabilità del modus e della species, rispettivamente fondati sullo esse e sulla essentia, poi, in secondo luogo, il nesso causale (species et modus causant illum respectum) che collega il plesso di specie e di essere al rapporto di perfettibilità. L’Aquinate non precisa la natura esatta di questa causalità, ma è ovvio che si tratta della finalità, e ch’essa si radica nella sostanza secondo il quarto modo di perseità.
            Il luogo parallelo della Summa theologiae è meno rilevante ai fini della presente investigazione, perché lascia lo esse nell’ombra, e si concentra sulla forma, che si deve intendere come forma in atto (e sappiamo che lo è per l’atto di essere). Essa viene significata dalla specie, mentre il modo è ciò che si richiede a parte ante per la sua costituzione, e l’ordine ciò che ne risulta a parte post[3]. Invece, la dottrina dei vestigia Trinitatis ci offre, nella stessa Summa, uno scorcio di alto interesse teoretico. Ecco il brano:

in creaturis omnibus invenitur repraesentatio Trinitatis per modum vestigii, inquantum in qualibet creatura inveniuntur aliqua quae necesse est reducere in divinas Persona sicut in causam. Quaelibet enim creatura subsistit in suo esse, et habet formam per quam determinatur ad speciem, et habet ordinem ad aliquid aliud. Secundum igitur quod est quaedam substantia creata, repraesentat causam et principium: et sic demonstrat Personam Patris, qui est principium non de principio. Secundum autem quod habet quandam formam et speciem, repraesentat Verbum, secundum quod forma artificiati est ex conceptione artificis. Secundum autem quod habet ordinem, repraesentat Spiritum Sanctum, inquantum est Amor: quia ordo effectus ad aliquid alterum est ex voluntate creantis[4].

Questo testo presenta sì una doppia difficoltà, epistemologica e contenutistica. Si tratta infatti di un’analogia tipica della sacra doctrina, che elenca fra le sue procedure la ricerca di somiglianze fra i misteri rivelati e le speculazioni dei filosofi, presupponendo ovviamente l’assenso di fede[5]. E nella fattispecie, la tesi proposta è un rapporto di origine a vestigio fra le Persone divine da un lato, e tre istanze ontologiche della sostanza creata d’altro lato. Per poter utilizzare questo argomento in sede di metafisica, dobbiamo quindi «sottrarre» ciò che vi è di esclusivamente rivelato nella serie superiore delle tre somiglianze. Si può operare facilmente questo trasferimento epistemico se si restringe il campo delle analogie agli attributi divini essenziali che vengono, nel testo citato, appropriati alle Persone[6]. Ora il Padre viene designato come causa, il che rimanda all’agente efficiente non effettuato; il Figlio come «concezione dell’artefice», il che evoca l’esemplarità non esemplificata dell’essenza divina inquanto locus idearum; e lo Spirito Santo come Amore, il che implica il primo principio finalizzante non finalizzato. All’interno di questa prospettiva limitata all’ambito della ragione, otteniamo allora la seguente tavola:

vestigio
riferimento del vestigio
causalità divina
substantia creata:
subsistit in suo esse
repraesentat
causam et principium
(non de principio)
causalità
efficiente
non effettuata
habet formam
per quam determinatur
ad speciem
secundum quod
forma artificiati est
ex conceptione artificis
causalità
esemplare
non esemplificata
habet ordinem
ad aliquid aliud
ordo effectus
ad aliquid alterum
ex voluntate creantis
causalità
finale
non finalizzata


Abbiamo sviluppato ulteriormente questa tematica nei seguenti messaggi:

Et pubblicheremo un lungo saggio al riguardo nella rivista spagnola Espiritu nel mese di giugno 2012.


[1] QD De veritate, q. 21 a. 6 sc. 3.
[2] Loc. cit., c.
[3] Cf. ST I, q. 5 a. 5c, nonché I-II, q. 85 a. 4c.
[4] ST I, q. 45 a. 7c.
[5] Cf. Super Boetium De Trinitate, q. 2 a. 3c: «Sic ergo in sacra doctrina philosophia possumus tripliciter uti: […] secundo ad notificandum per aliquas similitudines ea que sunt fidei, sicut Augustinus in libro De Trinitate utitur multis similitudinibus ex doctrinis philosophicis sumptis ad manifestandum Trinitatem». Questo procedimento analogico può rientrare nel «quomodo sit verum» delle Quaestiones de quolibet IV, q. 9 a. 2c: «Quaedam vero disputatio est magistralis in scholis non ad removendum errorem, sed ad instruendum auditores ut inducantur ad intellectum veritatis quam intendit: et tunc oportet rationibus inniti investigantibus veritatis radicem, et facientibus scire quomodo sit verum quod dicitur».
[6] Per la nozione teologica di appropriazione, cf. ST I, q. 39 a. 7; e per un quadro sistematico delle appropriazioni, ibid. a. 8.

dimanche 6 mars 2011

La guérison des aveugles de Jéricho vue par Nicolas Poussin et saint Thomas d'Aquin

            Chacun des trois synoptiques donne une version légèrement différente du miracle que le Seigneur accomplit aux abords de Jéricho[1]. Comme cet épisode précède de peu l’entrée messianique à Jérusalem, il figure dans la liturgie de la messe du dernier dimanche avant le Carême, selon le calendrier de la forme extraordinaire du rite romain, qui utilise la version de saint Luc. En 1650, Nicolas Poussin a représenté l’événement, mais d’après la version de saint Matthieu, que voici :

« […] C’est ainsi que le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude ». Comme ils sortaient de Jéricho, une foule nombreuse le suivit. Or voici que deux aveugles étaient assis au bord du chemin ; quand ils apprirent que Jésus passait, ils s’écrièrent : « Seigneur ! aie pitié de nous, fils de David ! » La foule les rabroua pour leur imposer silence ; mais ils redoublèrent leurs cris : « Seigneur ! aie pitié de nous, fils de David ! » Jésus, s’arrêtant, les appela et leur dit : « Que voulez-vous que je fasse pour vous ? » - « Seigneur, répondirent-ils, que nos yeux s’ouvrent ! » Pris de pitié, Jésus leur toucha les yeux et aussitôt ils recouvrèrent la vue. Et ils se mirent à sa suite[2].

En commentant ce passage, saint Thomas d’Aquin note que les deux aveugles ont déjà foi en Jésus-Christ, car ils confessent à la fois sa divinité, en l’appelant Seigneur, et son humanité, en le nommant fils de David[3]. À son tour, le Seigneur touche leurs yeux en son humanité, et les guérit par sa divinité[4]. Au sens moral, ces deux aveugles signifient l’humanité aveuglée par le péché, que la foule des pensées et des hommes charnels empêche de s’approcher du Sauveur, et qui doit persévérer pour le trouver. Alors Jésus, qui a suscité en eux ce mouvement de leurs cœurs et de leurs lèvres, les appelle, puis les guérit, exauçant la prière qu’il a lui-même inspirée, et que leur liberté a répétée avec insistance. Au sens allégorique, les deux aveugles symbolisent ceux des Juifs et des Gentils qui sont assis le long du chemin, c’est-à-dire près du Christ lui-même, qui est « la voie, la vérité et la vie »[5].

            Dans son tableau, Poussin a utilisé toutes les ressources de son art. La scène de la guérison occupe le centre et le premier plan de l’œuvre. La lumière, qui va être rendue aux aveugles, provient de la gauche, de telle sorte qu’elle éclaire directement le Christ, vêtu de blanc et de pourpre, emblèmes de sa divinité et de son autorité, puis les trois apôtres, vraisemblablement Jean, en rouge, Jacques, en jaune, et Pierre, en bleu, le trio portant ainsi les couleurs pures inaccessibles auparavant à ces malheureux. Cette vision parfaite sera complétée, dès l'instant de la guérison, par la vallée luxuriante qui fait pendant, à droite, à leur modeste maison plongée, à gauche, dans les ténèbres. On peut penser aussi, avec Oskar Bätschmann, que les tuniques des aveugles, l’une blanche et l’autre bleu sombre, la couleur la plus proche du noir, symbolisent leur condition avant et après le miracle[6]. Les autres personnages, sans doute des villageois, sont vêtus de couleurs mélangées, et se distinguent par là des acteurs du miracle aussi bien que des apôtres. Au second plan, les édifices de Jéricho alternent harmonieusement avec les arbres ou les bosquets, aussi bien verticalement qu’horizontalement. L’éperon rocheux couronné d’une forteresse permet d’insérer les personnages de la scène, groupés en demi-cercle, dans une composition pyramidale, symbole de perfection recouvrée et d’unité transcendante ; en même temps, cet élément d’arrière-plan crée un effet de profondeur qui fait ressortir la portée universelle du miracle et son origine divine.

Nicolas Poussin, Le Christ guérissant les aveugles de Jéricho, 1650.
Paris, Musée du Louvre.



[1] Cf. Mt 20, 29-34 ; Mc 10, 46-52 ; Lc 18, 35-43.
[2] Mt 20, 29-34.
[3] Cf. Thomas d’Aquin, Lectura super Matthaeum 20, 2, n. 1678 : « Confitebantur Deum, dicendo Domine, et hominem, vocando filius David ».
[4] Loc. cit., n. 1679 : « In hoc quod tetigit oculos eorum et confestim viderunt, tangitur hunanitas et divinitas Christi: quod enim tetigit, opus fuit humanitatis; sed quod statim illuminavi, fuit opus divinitatis. Ipse Dominus tangit per gratiam, sed illuminat per gloriam: Ps. 143, 5: Tange montes, et fumigabunt ».
[5] Loc. cit., n. 1675 : « Per istos caecos significantur duo populi, scilicet populus Iudaeorum et poplus Gentilium, qui sedebat secus viam, quae est Christus. Is. 30, 21: Haec est via, ambulate per eam. Vel significantur conversi ex utroque populo, qui sedent secus viam, idest Christum; Io. 14, 6: Ego sum via, veritas et vita ».
[6] Cf. O. Bätschmann, Poussin, Dialectiques de la peinture, trad. fr. de C. Brunet, Paris, Flammarion, 1994, 40.

samedi 5 mars 2011

Claude Lorrain, « L’Embarquement de la reine de Saba »

            « La renommée de Salomon étant parvenue jusqu’à elle …, la reine de Saba vint l’éprouver par des énigmes. Elle apporta à Jérusalem de très grandes richesses, des chameaux chargés d’aromates, d’or en énorme quantité et de pierres précieuses. Quand elle fut arrivée auprès de Salomon, elle lui proposa tout ce qu’elle avait médité, mais Salomon l’éclaira sur toutes ses questions et aucune ne fut pour le roi un secret qu’il ne pût élucider »[1].

            « La reine de Saba apprit la renommée de Salomon et vint à Jérusalem l’éprouver par des énigmes. Elle arriva avec de très grandes richesses, des chameaux chargés d’aromates, quantité d’or et de pierres précieuses. Quand elle se fut rendue auprès de Salomon, elle s’entretint avec lui de tout ce qu’elle avait médité. Salomon l’éclaira sur toutes ses questions et aucune ne fut pour lui un mystère qu’il ne pût élucider »[2].

            Claude Gellée représente ici le moment où la reine de Saba quitte le fastueux port de son royaume, dans la lointaine Arabie, pour se rendre à Jérusalem. Mais la Mer Rouge ressemble bien sûr grandement à la Mer Tyrrhénienne, et les édifices du port à la Villa Médicis et aux tours qui protègent les ports de la campagne romaine… Chez Claude, et c’est sa grandeur, il n’y a aucun pittoresque orientalisant à la manière des romantiques du XIXème siècle : point de chameaux ni de gros sacs débordant de pierreries ; juste quelques bagages convoyés par des ouvriers portuaires, tandis que la Reine descend dans la barque qui va l’emmener vers le vaisseau doré dont on entrevoit l’étrave dorée à gauche du tableau, derrière une ruine antique. La construction, typique du grand Lorrain, met en valeur le soleil levant, vers lequel convergent toutes les lignes de perspective, aussi bien celles que dessinent les édifices qui se succèdent à droite, que la colonne, les mâts de navire et le môle qui s’étagent en diminuant à gauche. Ici, l’astre du jour évoque la sagesse du roi Salomon, dont la reine de Saba veut sonder l’ampleur.


Claude Lorrain, L'Embarquement de la reine de Saba, 1648.
Londres, National Gallery.


Vous trouverez ici la liste des tableaux et des dessins de Claude Lorrain que nous avons présentés sur ce blog, et que nous avons disposée selon l’ordre chronologique de la vie du peintre :
http://participans.blogspot.fr/2012/07/regards-sur-quarante-tableaux-ou.html

[1] I Rois 10, 1-3.
[2] II Chr 9, 1-2.