Alors deux prostituées vinrent vers le roi et se tinrent devant lui. L’une des femmes dit : « S’il te plaît, Monseigneur ! Moi et cette femme nous habitons la même maison, et j’ai eu un enfant, alors qu’elle était dans la maison. Il est arrivé que, le troisième jour après ma délivrance, cette femme aussi a eu un enfant ; nous étions ensemble, il n’y avait pas d’étranger avec nous, rien que nous deux dans la maison. Or le fils de cette femme est mort une nuit parce qu’elle s’était couchée sur lui. Elle se leva au milieu de la nuit, prit mon fils d’à côté de moi pendant que ta servant dormait ; elle le mit sur son sein, et son fils mort elle le mit sur mon sein. Je me levai pour allaiter mon fils, et voici qu’il était mort ! Mais, au matin, je l’examinai, et voici que ce n’était pas mon fils que j’avais enfanté ! » Alors l’autre femme dit : « Ce n’est pas vrai ! Mon fils est celui qui est vivant, et ton fils est celui qui est mort ! » et celle-là reprenait : « Ce n’est pas vrai ! Ton fils est celui qui est mort et mon fils est celui qui est vivant ! » Elles se disputaient ainsi devant le roi qui prononça : « Celle-ci dit : “Voici mon fils qui est vivant et c’est ton fils qui est mort !” et celle-là dit : “Ce n’est pas vrai ! Ton fils est celui qui est mort et mon fils est celui qui est vivant !” Apportez-moi une épée », ordonna le roi ; et on apporta l’épée devant le roi, qui dit : « Partagez l’enfant vivant en deux et donnez la moitié à l’une et la moitié à l’autre. » Alors la femme dont le fils était vivant s’adressa au roi, car sa pitié s’était enflammée pour son fils, et elle dit : « S’il te plaît, Monseigneur ! Qu’on lui donne l’enfant, qu’on ne le tue pas ! » mais celle-là disait : « Il ne sera ni à moi ni à toi partagez ! » Alors le roi prit la parole et dit : « Donnez l’enfant à la première, ne le tuez pas. C’est elle la mère ». Tout Israël apprit le jugement qu’avait rendu le roi, et ils révérèrent le roi car ils virent qu’il y avait en lui une sagesse divine pour rendre la justice[1].
En mettant en scène ce « jugement de Salomon », Poussin semble s’être laissé plus que jamais guider par le principe générateur de toute esthétique classique : produire le maximum d’effet avec le minimum de moyens. Voici donc le roi, le visage concentré, vêtu d’une robe blanche et d’une clamyde écarlate, assis en position très élevée sur son trône sans marchepied, entre deux puissantes colonnes de marbre sombre, dont on ne voit pas le sommet : autant de symboles combinés de son autorité royale et de sa sagesse inspirée, l’une et l’autre étant d’origine divine, comme le soulignent encore sa position dominante et la verticalité des colonnes qui l’isolent des autres personnages. À la droite du roi, la mère de l’enfant vivant, qui le supplie de ne pas le tuer, puis, sur le côté, le soldat qui s’apprête à exécuter l’ordre royal : la justice bientôt révélée par la puissance ; à la gauche de Salomon, la mère de l’enfant mort, qui réclame la mort du survivant, puis un groupe de femmes et une figure masculine, sans doute des membres de la maison du roi : les destinataires, coupable ou spectateurs, de la justice royale. La vision n’a pas d’arrière-plan, de sorte que le regard est toujours ramené au monarque prononçant son jugement.
Au point de vue de la composition, ce tableau est comme l’inverse de celui que nous commentions dans notre message du 25 mars. Alors que la menace de mort pesant sur Esther était figurée par un triangle ouvert qui s’écartait du sol, la pointe en bas, dans ce Jugement de Salomon, la sagesse divinement participée qui va mettre fin à la discorde est évoquée en revanche par le triangle fermé, dont le sommet se trouve dans le regard du roi, et les côtés passent par ses mains, d’où ils descendent vers les deux femmes. Il apparaît ainsi que le triangle est, chez Poussin, bien plus qu’un procédé d’équilibre formel : s’il est bien cela, il est aussi et surtout l’expression d’une unité transcendante, qui vient racheter la dualité, signe de la division et du mal. Quant à la palette choisie, nous pouvons relever d’abord sans, croyons-nous, forcer le propos de l’artiste, que la niche du trône est entourée de marbres bleus et jaunes, couleurs célestes, comme la tunique blanche que porte le roi, le rouge s’inscrivant ici dans une logique d’autorité, et non de violence. La femme qui plaide pour la vie est vêtue de ces mêmes couleurs apolliniennes, tandis que l’autre porte du rouge et du vert, dont la valeur est par contre chtonienne. Comme dans le tableau précédent, les sensibles propres et les sensibles communs concourent donc de manière très réfléchie à la signification intelligible de l’œuvre, qui entend glorifier, dans la personne et le geste de Salomon, la justice et la sagesse divines.
Nicolas Poussin, Le Jugement de Salomon, 1649. Paris, Musée du Louvre. |
Mise en perspective. |
Une lectrice nous ayant soumis une objection, nous lui avons répondu ici:
http://participans.blogspot.com/2011/04/propos-du-jugement-de-salomon-de.html
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