Chacun des trois synoptiques donne une version légèrement différente du miracle que le Seigneur accomplit aux abords de Jéricho[1]. Comme cet épisode précède de peu l’entrée messianique à Jérusalem, il figure dans la liturgie de la messe du dernier dimanche avant le Carême, selon le calendrier de la forme extraordinaire du rite romain, qui utilise la version de saint Luc. En 1650, Nicolas Poussin a représenté l’événement, mais d’après la version de saint Matthieu, que voici :
« […] C’est ainsi que le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude ». Comme ils sortaient de Jéricho, une foule nombreuse le suivit. Or voici que deux aveugles étaient assis au bord du chemin ; quand ils apprirent que Jésus passait, ils s’écrièrent : « Seigneur ! aie pitié de nous, fils de David ! » La foule les rabroua pour leur imposer silence ; mais ils redoublèrent leurs cris : « Seigneur ! aie pitié de nous, fils de David ! » Jésus, s’arrêtant, les appela et leur dit : « Que voulez-vous que je fasse pour vous ? » - « Seigneur, répondirent-ils, que nos yeux s’ouvrent ! » Pris de pitié, Jésus leur toucha les yeux et aussitôt ils recouvrèrent la vue. Et ils se mirent à sa suite[2].
En commentant ce passage, saint Thomas d’Aquin note que les deux aveugles ont déjà foi en Jésus-Christ, car ils confessent à la fois sa divinité, en l’appelant Seigneur, et son humanité, en le nommant fils de David[3]. À son tour, le Seigneur touche leurs yeux en son humanité, et les guérit par sa divinité[4]. Au sens moral, ces deux aveugles signifient l’humanité aveuglée par le péché, que la foule des pensées et des hommes charnels empêche de s’approcher du Sauveur, et qui doit persévérer pour le trouver. Alors Jésus, qui a suscité en eux ce mouvement de leurs cœurs et de leurs lèvres, les appelle, puis les guérit, exauçant la prière qu’il a lui-même inspirée, et que leur liberté a répétée avec insistance. Au sens allégorique, les deux aveugles symbolisent ceux des Juifs et des Gentils qui sont assis le long du chemin, c’est-à-dire près du Christ lui-même, qui est « la voie, la vérité et la vie »[5].
Dans son tableau, Poussin a utilisé toutes les ressources de son art. La scène de la guérison occupe le centre et le premier plan de l’œuvre. La lumière, qui va être rendue aux aveugles, provient de la gauche, de telle sorte qu’elle éclaire directement le Christ, vêtu de blanc et de pourpre, emblèmes de sa divinité et de son autorité, puis les trois apôtres, vraisemblablement Jean, en rouge, Jacques, en jaune, et Pierre, en bleu, le trio portant ainsi les couleurs pures inaccessibles auparavant à ces malheureux. Cette vision parfaite sera complétée, dès l'instant de la guérison, par la vallée luxuriante qui fait pendant, à droite, à leur modeste maison plongée, à gauche, dans les ténèbres. On peut penser aussi, avec Oskar Bätschmann, que les tuniques des aveugles, l’une blanche et l’autre bleu sombre, la couleur la plus proche du noir, symbolisent leur condition avant et après le miracle[6]. Les autres personnages, sans doute des villageois, sont vêtus de couleurs mélangées, et se distinguent par là des acteurs du miracle aussi bien que des apôtres. Au second plan, les édifices de Jéricho alternent harmonieusement avec les arbres ou les bosquets, aussi bien verticalement qu’horizontalement. L’éperon rocheux couronné d’une forteresse permet d’insérer les personnages de la scène, groupés en demi-cercle, dans une composition pyramidale, symbole de perfection recouvrée et d’unité transcendante ; en même temps, cet élément d’arrière-plan crée un effet de profondeur qui fait ressortir la portée universelle du miracle et son origine divine.
Nicolas Poussin, Le Christ guérissant les aveugles de Jéricho, 1650. Paris, Musée du Louvre. |
[2] Mt 20, 29-34.
[3] Cf. Thomas d’Aquin, Lectura super Matthaeum 20, 2, n. 1678 : « Confitebantur Deum, dicendo Domine, et hominem, vocando filius David ».
[4] Loc. cit., n. 1679 : « In hoc quod tetigit oculos eorum et confestim viderunt, tangitur hunanitas et divinitas Christi: quod enim tetigit, opus fuit humanitatis; sed quod statim illuminavi, fuit opus divinitatis. Ipse Dominus tangit per gratiam, sed illuminat per gloriam: Ps. 143, 5: Tange montes, et fumigabunt ».
[5] Loc. cit., n. 1675 : « Per istos caecos significantur duo populi, scilicet populus Iudaeorum et poplus Gentilium, qui sedebat secus viam, quae est Christus. Is. 30, 21: Haec est via, ambulate per eam. Vel significantur conversi ex utroque populo, qui sedent secus viam, idest Christum; Io. 14, 6: Ego sum via, veritas et vita ».
[6] Cf. O. Bätschmann, Poussin, Dialectiques de la peinture, trad. fr. de C. Brunet, Paris, Flammarion, 1994, 40.
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