Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

vendredi 25 mars 2011

Nicolas Poussin, « Esther devant Assuérus »

            Assuérus avait arrêté, sur le conseil d’Aman, l’extermination des Juifs[1] ; mais il ignorait que son épouse, Esther, était juive[2]. Celle-ci se résout à implorer pour son peuple la clémence du roi. Mais, pour ce faire, elle devait violer l’interdiction de paraître sans convocation devant le monarque, crime que la loi punissait de mort. Nicolas Poussin a représenté l’instant où Esther vient d’entrer dans la salle du trône, au risque de sa vie :

« Franchissant toutes les portes, elle se trouva devant le roi. Il était assis sur son trône royal, revêtu de tous les ornements de ses solennelles apparitions, tout rutilant d’or et de pierreries, redoutable au possible. Il leva son visage empourpré de splendeur et, au comble de la colère, la regarda. La reine s’effondra. Dans son évanouissement son teint blêmit et elle appuya la tête sur la servante qui l’accompagnait »[3].

Délaissant le pittoresque oriental de l’or et des pierreries, Poussin a vêtu Assuérus d’une clamyde vermillon, qui dit éloquemment le droit de vie et de mort dont dispose le roi en ce moment précis. Esther est en jaune, et deux des trois servantes qui la soutiennent en bleu, couleurs célestes, qui font un puissant contraste avec le rouge dont la valeur est, ici, terrestre. Le sol en damier de marbres gris, verts et blancs, glisse du premier à l’arrière-plan, où s’élèvent d’abord une austère colonnade cannelée, puis des niches de statues enveloppées dans la pénombre. Ce décor géométrique à l’extrême intensifie, par sa froideur même, la tension dramatique de l’épisode : une fois de plus, la litote classique se révèle plus expressive que l’expressionisme baroque. La composition proprement dite contribue davantage encore à cette correspondance des signifiants et du signifié. Les personnages sont en effet disposés le long d’un angle ouvert, dont les côtés sont formés par le long sceptre royal, à droite, et par l’épaule, puis le bras et la robe d’Esther, à gauche ; ces deux lignes se rejoignent sur le marchepied du trône. Du côté droit, le spectateur voit le roi assis, entouré de ses conseillers debout, en position d’autorité ; du côté gauche, Esther défaillante et ses femmes, en position de faiblesse ; et surtout, les deux droites se dissocient l’une de l’autre, produisant un effet de division inverse à l’effet d’unification d’un triangle. C’est ainsi que les couleurs, sensibles propres, puis la figura totale et la perspective, sensibles communs, et encore les postures et les gestes, sensibles par accident, convergent tous vers la même signification intelligible et spirituelle, qu’ils font resplendir harmoniquement. N’avons-nous pas là, saisie dans le concret d’une œuvre, une bonne définition de ce classicisme essentiel qui est l’analogon esthétique de la philosophie de l’être ? À l’opposite, la contre-culture picturale moderne et surtout contemporaine ne cesse, depuis la fin du XVIIIème siècle, de dialectiser les couleurs contre les formes, ou vice-versa, et surtout de détruire la portée transcendante de l’œuvre d’art, c’est-à-dire ce qui lui donne son humanité et son sens.

Nicolas Poussin, Esther devant Assuérus, 1640.
Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage.



[1] Est 3, 8-13.
[2] Est 2, 20.
[3] Est 5, 1c-d.

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