Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

mardi 5 avril 2011

À propos du « Jugement de Salomon » de Nicolas Poussin

       Une lectrice de ce bloc-notes conteste l'interprétation du Jugement de Salomon[1] de Poussin que nous avons proposée le 30 mars dernier sur un point central, à savoir l’identification des deux femmes qui se querellent en-dessous du trône royal. Pour notre correspondante, la bonne mère serait celle qui tient l’enfant mort et manifesterait sa colère en face de l’injustice que lui a faite la mauvaise mère, qui, après s’être emparée de l’enfant vivant, adresserait maintenant, en toute mauvaise foi, des supplications au roi. À l’appui de sa thèse, notre interlocutrice propose deux indices : la mauvaise mère est représentée de dos, parce qu’elle ne mériterait pas d’être vue de face ; et la bonne mère exprimerait sa juste colère, passion vertueuse dont l’artiste se plairait à peindre l’expression sur le visage de cette femme.
            Que penser de cette objection, dont nous remercions l’auteur ? Nous lui concédons que la reconnaissance des deux femmes ne va pas immédiatement de soi dans ce tableau, ainsi que l’a bien vu un grand spécialiste de Poussin, Antony Blunt :

Poussin a commis une erreur inexplicable dans cette composition en représentant la mauvaise mère portant son propre enfant mort. Il est en effet indispensable, dans le récit biblique, que ce soit la bonne mère qui tienne celui-ci dans ces bras[2].

Comme notre lectrice, Blunt suppose que le texte biblique exige que les deux femmes paraissent devant Salomon avec l’enfant qui était le leur après la substitution opérée par la mauvaise mère durant la nuit ; mais, à l’opposé de cette même lectrice, le célèbre historien d’art britannique voit dans la femme suppliante la bonne mère, et dans la femme en colère, la mauvaise mère.
            À notre avis, la péricope du premier livre des Rois n’implique pas du tout ce postulat, pour la raison évidente que les deux femmes sont en litige et qu’elles ont pu échanger maintes fois leurs enfants avant de venir au palais royal, de sorte que rien ne permet ni à Salomon ni à ses conseillers de discerner a priori laquelle des deux femmes ment, et laquelle dit la vérité. C’est d’ailleurs bien cette totale incertitude qui va, en cet instant, faire éclater la sagesse du monarque inspiré. Mais pour en revenir à la représentation que Poussin donne de la scène, soulignons que Blunt propose la même identification des deux mères que nous.
            Un autre spécialiste de Poussin vient à l’appui de notre solution. Oskar Bätschmann note en effet ceci :

S’écartant du texte biblique comme elle s’éloigne de la tradition figurative, cette peinture présente des difficultés puisque Poussin a placé l’enfant mort ente les mains de la mère qui ment alors qu’il devrait se trouver, à ce moment précis, entre les deux femmes. Comme en témoignent les libertés qu’il prit vis-à-vis de la tradition, Poussin ne voulut ni raconter une histoire ni représenter le moment de la plus grande tension. Il voulut confronter le premier jugement de Salomon et les réactions qu’il suscita – celui qui, révoltant, implique que l’on divise l’enfant vivant – à l’allégorie d’un jugement légitime fondé sur la connaissance de la vérité. Comme l’a bien remarqué Grautoff, la symétrie des architectures et la position de Salomon qui se trouve légèrement à gauche du centre produisent l’image du juste examen (celle-ci de contredire l’injustice et la cruauté du premier verdict). À côté du trône, les mères, les soldats et les conseillers du roi exposent les réactions que suscita ce verdict injuste et cruel pour tous sinon pour celle qui ment. Rubens se contentait d’insinuer les conséquences du premier verdict. Les couleurs et la position des enfants de Poussin exposent clairement la justice et les effets de la seconde sentence. La vraie mère est habillée de blanc, de jaune et de bleu ; le soldat tient son enfant de telle manière qu’il semble surgir d’entre ses mains ouvertes ; le teint grisâtre, la mère menteuse revêt au contraire le désagréable contraste du vert et du rouge[3].

Voici donc une seconde auctoritas  - eût-on dit au Moyen âge -  qui vient corroborer notre lecture de ce tableau. Nous insisterions, pour notre modeste part, sur trois indices :

  1. Nous avions déjà mis en évidence la symbolique des couleurs utilisées ici par Poussin. Comme M. Bätschmann, nous sommes frappé par la continuité entre les couleurs célestes (blanc, jaune et bleu) de la robe du roi et des marbres qui entourent le trône, et ces mêmes couleurs qui se retrouvent sur les vêtements de la mère suppliante.
  2. En second lieu, une telle scène, c’est-à-dire un jugement rapporté dans un texte biblique, ne peut pas ne pas jouer sur la symbolique des côtés : la droite, qui désigne les justes ; et la gauche, où seront les réprouvés.
  3. En troisième lieu, les gestes et les positions des trois personnages principaux expriment bien cette situation. Salomon pointe l’index de sa main droite vers la bonne mère, comme pour lui signifier qu’elle est dans son droit, au lieu qu’il relève l’index de sa main gauche, comme pour dire que la mauvaise mère doit être abandonnée à son destin, étant elle-même responsable de la mort de son enfant. Dans cette logique, au rebours de notre lectrice, il nous semble tout à fait normal que la bonne mère soit vue de dos, car elle est en train de supplier Salomon de sauver l’enfant vivant qui est le sien, même au risque de le remettre à la mauvaise mère et de devoir le perdre. Au contraire, la mauvaise mère continue d’exhaler sa colère de mauvaise foi et d’insulter sa compagne. Plus profondément, la bonne mère se met ainsi elle-même dans un rapport de dépendance verticale vis-à-vis du roi qui incarne la seule possibilité de salut pour son enfant, ce pourquoi elle se tourne vers le trône, au lieu que la mauvaise mère reste comme étrangère à la présence royale.

De cette manière, les gestes, les couleurs, et surtout le triangle où s’inscrit toute l’action font de cette œuvre une épiphanie de la justice et de la sagesse divines incarnées par Salomon.


[2] A. Blunt, Les dessins de Poussin, trad. fr. de S. Schnall, Paris, Hazan, 1988, p. 72.
[3] O. Bätschmann, Poussin, Dialectiques de la peinture, trad. fr. de C. Brunet, [Idées et recherches], Paris, Flammarion, 1994, p. 92.

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