Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

dimanche 29 janvier 2012

Le statut de l’essence selon Étienne Gilson

            Eudaldo Forment Giralt énonçait que l’essence est, dans l’étant, la mesure de l’esse. Soit, dira-t-on peut-être ; mais la mesure étant autre que le mesuré  - ce qui explique d’ailleurs pourquoi l’essence et l’esse sont réellement distincts dans la substance créée -  qu’est-ce que cette mesure ? S’il est vrai qu’elle n’est pas l’esse, il est tout aussi vrai qu’elle n’est pas rien ; mais alors qu’est-elle donc ? Étienne Gilson nous donne une contribution des plus intéressantes à cette question si difficile.


            « Saint Thomas lui-même n’est pas mieux placé que nous pour formuler ce rapport de l’essence à l’être au sein de l’étant. En un sens il s’agit là d’un rapport d’être à être, car si l’essence n’était pas elle-même de l’être, elle ne serait rien ; mais, en un autre sens, l’essentia n’est pas de l’être au sens précis où l’est l’esse, sans quoi, étant infinie comme lui, elle serait Dieu. Il faut donc admettre que l’essence est bien de l’esse, mais déterminé, délimité ou, plutôt, il faut admettre que l’essence est la détermination, la délimitation, la restriction et contraction de l’esse. C’est ce que Saint Thomas donne à entendre lorsqu’il dit que l’essence est un mode d’être. L’espression signifie pour nous une “ manière d’être ”, ce qui est en effet son sens, mais les diverses “ manières ” d’être sont d’abord, si l’on peut dire, des “ mesures ” d’être. Nous sommes assurément ici dans l’ordre de la métaphore, car on ne saurait littéralement comprendre les différences qualitatives des essences comme des différences quantitatives d’être, mais il semble bien que ce soit la meilleure formule imaginée par Saint Thomas lui-même, et elle lui plaisait d’autant plus que le Philosophe l’avait suggérée en disant que les essences sont comme les nombres. Ajoutez une unité à un nombre, ou ôtez l’en, vous obtenez des nombres d’espèces distinctes et douées de propriétés aussi différentes que celles du pair ou de l’impair. De même, dans l’ordre des étants, augmentez ou diminuez la participation d’un étant à l’être, vous le changez d’espèce : ajoutez la vie au minéral, vous obtenez un végétal ; ajoutez la sensibilité à la vie, vous avez l’animal, et si la raison est conférée à l’animal, on voit paraître l’homme. Les essences ainsi entendues se distinguent donc entre elles comme les mesures de la quantité d’être qui constitue et définit chaque espèce ».

Étienne Gilson, Introduction à la philosophie chrétienne,
Paris, Vrin, 22007, p. 179-180.


Avec un lexique quelque peu différent, nous retrouvons ici le double statut de l’essence créée. En elle-même, l’essence n’est que le mode ou la mesure qui fixe la « quantité » d’être à laquelle participe l’étant ; mais en tant qu’elle est sous l’esse, sans lequel elle n’a aucune réalité propre (en dehors de l’idée divine), l’essence est de l’esse contracté.

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