En souvenir d'une après-midi romaine
Le 28 juin dernier, nous visitâmes au Palais Cipolla, à Rome, une belle exposition, achevée désormais, qui s'intitulait « Le baroque ou la merveille des arts ».
Nous y admirions
longuement un tableau de Guido Reni, Atalante
et Hippomène, dont il existe deux versions, l’une au Prado de Madrid, et
l’autre au musée Capodimonte à Naples, que l’on avait transportée pour
l’occasion dans la Ville éternelle. Marc Fumaroli nous ayant offert un
splendide commentaire de cette oeuvre dans L’École
du silence, Le sentiment des images au XVIIe siècle[1],
nous n’aurons pas la prétention d’ajouter grand-chose de significatif.
Pour comprendre
le thème de l’œuvre, il faut d’abord se remémorer un de ces merveilleux mythes
au moyen desquels Ovide, léger et profond, essayait de cerner le mystère de la
condition humaine, non sans se rappeler une remarque d’Aristote : « l’ami
des mythes est en quelque manière l’ami de la sagesse, car le mythe est un
assemblage qui suscite l’admiration » [2].
Nous sommes donc au livre X des Métamorphoses.
Vénus raconte au bel Adonis la fable de deux amants. Atalante proposait à
chacun de ses soupirants un effroyable concours : s’il la dépassait à la
course, elle l’épouserait ; mais si c’était elle qui dépassait le candidat
malheureux, elle le tuerait. Hippomène, arrière-petit-fils de Neptune
s’enflamme pour la beauté d’Atalante, et relève le défi ; il invoque la
déesse de Cythère, et celle-ci, touchée de son courage, lui fait don de trois
pommes d’or. Dépassé une première fois, Hippomène jette la première pomme,
qu’Atalante fascinée ramasse, se laissant doubler ; le jeune homme réitère
son geste une deuxième, puis une troisième fois, invoquant alors Vénus, et
obtenant le même effet : c’en est fait, il a gagné, et peut épouser la
vierge farouche, mais néanmoins cupide. Lisons d’abord les hexamètres d’Ovide
dans le texte :
O
quotiens, cum iam posset transire, morata est
spectatosque
diu vultus invita reliquit!
Aridus
e lasso veniebat anhelitus ore,
metaque
erat longe. Tum denique de tribus unum
fetibus
arboreis proles Neptunia misit.
Obstipuit
virgo, nitidique cupidine pomi
declinat
cursus aurumque volubile tollit.
Praeterit
Hippomenes: resonant spectacula plausu.
Illa
moram celeri cessataque tempora cursu
corrigit,
atque iterum iuvenem post terga relinquit;
et
rursus pomi iactu remotata secundi,
consequitur
transitque virum. Pars ultima cursus
restabat.
‛Nunc’ inquit ‘ades, dea muneris auctor!’
inque latus campi,
quo tardius illa rediret,
iecit ab
obliquo nitidum iuvenaliter aurum.
An peteret,
virgo visa est dubitare: coegi
tollere, et
adieci sublato pondera malo,
impediique
oneris pariter gravitate moraque.
Neve meus
sermo cursi sit tardior ipso,
praeterita
est virgo: duxit sua praemia victor[3].
Et
voici une traduction française revue par Agnès Vinas[4] :
Oh ! que de fois, pouvant le
passer, ne suspend-elle pas son essor ! Elle contemple longtemps le visage
d'Hippomène, et ne s'en détourne qu'à regret. Mais il s'épuise, un souffle
haletant s'échappe de sa bouche aride, et le terme est bien loin encore. Dans
cette extrémité, le fils de Neptune lance un des fruits séducteurs ; la vierge
s'étonne, la pomme l'éblouit et l'attire ; elle s'écarte, elle s'empare de l'or
qui roule ; Hippomène la devance ; le cirque retentit d'acclamations. Atalante
s'est oubliée ; d'une course légère, elle regagne le temps qu'elle a perdu, et
le jeune homme est laissé derrière elle. Une seconde pomme arrête son élan ;
une seconde fois elle a ressaisi l'avantage. Restait un faible intervalle à
franchir. «A moi ! s'écrie-t-il ; à moi, déesse tutélaire !» Et afin de la
retarder plus encore, il lance obliquement, de toute la force de sa jeune main,
cet or qui roule vers l'un des côtés de l'arène ; la vierge semble hésiter ;
j'aiguillonne son envie, elle y cède, et je rends la pomme plus pesante dans
ses mains. Tout la ralentit, le détour, le poids qui l'accable. Enfin, pour ne
pas allonger mon récit plus que la course elle-même, Atalante est vaincue ; le
vainqueur fait son épouse de sa conquête.
La
fable se poursuit : Hippomène, ingrat, néglige de rendre grâces à
Vénus ; pour se venger de l’affront, la déesse inspire aux deux époux un
acte sacrilège, que Cybèle, la mère des dieux, punit en les métamorphosant en
lions, qu’elle attache à son char.
Mais c’est l’instant où Atalante
arrête sa course pour ramasser la deuxième pomme lancée par Hippomène que le
Guide choisit de représenter.
Que
voyons-nous ? Hippomène vient de dépasser Atalante pour la deuxième fois ; son corps blanc
à reflets mordorés décrit en cet instant une diagonale qui s'allonge de son pied droit jusqu'à sa tête ; entouré d’un
voile rouge rose qui flotte au vent, il occupe toute la moitié droite du plan
central ; de sa main gauche, il dissimule dans son dos la troisième des
pommes d’or que lui a données Vénus. À sa droite, Atalante s’est arrêtée pour
ramasser la deuxième pomme ; son corps blanc, légèrement en retrait, est
mêlé de gris ; incurvé sur la terre, il est tout entier en dessous de la
ligne d’horizon, sauf le dos et le bras gauche. Leurs attitudes sont très
différentes : tandis que le visage d’Hippomène, considérant sa
concurrente, semble perplexe, et que sa main droite paraît presque la
repousser, ou du moins la tenir à distance, le regard d’Atalante est fixé sur
la deuxième pomme qu’elle s’apprête à saisir, de sorte qu’elle ne s’intéresse
plus du tout au descendant de Neptune. Horizontalement, la scène est coupée en
deux par la droite qui sépare la terre du ciel, selon une proportion très légèrement inférieure à trois cinquièmes (58 % pour être précis). Ce
rapport se retrouve dans la division verticale du tableau, puisque la jambe droite
d’Hippomène croise la jambe gauche d’Atalante aux trois cinquièmes de la
largeur totale (59 %). Ces correspondances donnent un équilibre extrêmement
classique à cette composition du XVIIe siècle. Une analyse de la
scène, même fort brève, laisse ainsi apparaître un jeu d’oppositions aisément lisibles :
Atalante
|
Hippomène
|
Corps
incurvé
aux formes
rondes ;
immergé
en
dessous de la ligne d’horizon ;
blanc
mêlé de gris bleuté ;
penché
sur les pommes d’or ;
désintéressé
par son amant.
|
Corps
dressé
aux
formes longues et droites ;
émergeant
au-dessus
de la ligne d’horizon ;
blanc
mordoré ;
considérant
Atalante ;
intéressé
par son amante.
|
[…]
on est conduit à reconnaître que le peintre, plus poète que philologue, a
traité avec une troublante désinvolture la fable qu’il était censé
« illustrer ». Nous avons déjà remarqué tout ce qu’il en retranche.
Ce qu’il y ajoute de son propre chef n’est pas moins surprenant, en stricte
iconologie. Rien ne dit, dans le texte du livre X des Métamorphoses, l’heure à laquelle la course entre Hippomène et
Atalante eut lieu. Or, dans la composition du Guide, la ligne d’horizon ne se
borne pas à indiquer un crépuscule qui point à peine, et à corroborer l’étrange
heure nocturne où les champions luttent de vitesse. Elle sert de niveau qui
départage les concurrents dans un sens imprévu par Ovide. Et cette fois, il est
difficile de limiter l’interprétation du phénomène au seul plan des exigences
plastiques. Car Atalante, penchée vers le sol, à quatre pattes, se trouve à peu
près toute entière au-dessous de la ligne d’horizon, happée dans la zone où
stagnent et la terre et la nuit. Par un puissant effet de dissymétrie,
Hippomène, debout, héroïque, dresse la plus noble partie de son corps, tronc,
tête, bras, au-dessus de la terre, dans la zone céleste où courent quelques
nuages et où s’annonce l’aurore. L’aile métaphorique attachée à son épaule
accentue cette impression de décollage, voire de métamorphose amorcée : il
ne bondit pas seulement en avant, il s’envole ; d’homme qui court, il est
en train de devenir une figure ailée qui prend le large. Les gestes prêtés aux
deux figures complètent et hiérarchisent ce partage spatial et ce qu’il
implique de hiérarchisation symbolique pour les deux personnages. La tête haute,
Hippomène jette sur Atalante accroupie, sans ralentir sa propre course, une
regard qui n’est pas de simple vérification sportive. Ce regard est prolongé
par un geste du bras droit et de la main, vivement en évidence, et qui en
complète le sens. Ce geste ne peut pas se borner à rappeler que le jeune homme
vient de lancer une pomme : car il n’a pu la lancer que devant lui, à la
hauteur d’Atalante qui alors le précédait : dans la phase de la course qui
nous est représentée, ce geste en avant est déjà retombé. Or, en correspondance avec le regard altier, le geste en retour que nous avons sous les yeux
et surtout le mouvement de la main, qui formule silencieusement toute la pensée
du héros, sont ceux d’un Noli me tangere.
Ils reprennent ceux que les peintres avaient l’habitude de prêter à Joseph,
pour lui faire repousser les avances de la femme de Putiphar. Par ce geste
éloquent, Hippomène ne se contente pas de gagner du terrain : il s’écarte
et écarte de lui Atalante. Il creuse entre eux un abîme moral, là où il ne
devrait y avoir que la faible distance physique entre les deux coureurs rivaux.
Nous sommes bien loin du livre X d’Ovide, chez qui Hippomène, tout en se pliant
à l’inévitable épreuve sportive, n’aspire qu’à voir comblé son désir
d’Atalante, ou à mourir. Dans le tableau du Guide, la course se joue aux deux
registres : elle est l’occasion pour Hippomène d’une double victoire,
sportive et morale[5].
C’est ainsi une exégèse
chrétienne d’Ovide qui se fait jour à partir et au-delà d’une lecture de la
gestuelle conçue par le Guide. Mais une telle entreprise n’est-elle pas
artificielle et forcée ? Fumaroli nous prouve le contraire, en citant un
ouvrage anonyme de la fin du Moyen Âge, l’Ovide
moralizé [sic] en prose :
Derechef,
par Ypomenes, qui en courant getta les troys pommes d’or pour amuser Athalanta,
peuvent estre entendus les chrestiens courant jusqu’à la mort, desquels parle
Monseigneur Saint Pol […] Et par la dicte Athalanta, qui s’amuse et demeure
derrière, peut-on entendre les gens qui tant s’amusent aux biens mondains, et à
leurs concupiscences qu’ils en perdent le loyer de bien courrir et de bien mourrir[6].
L’érudition, on le voit,
est ici indispensable pour percevoir la signification profonde qui pour un
Guido Reni, comme beaucoup d’autres peintres du Seicento dont Nicolas Poussin, se cache derrière les mythes
d’Ovide, d’Homère ou de Virgile.
[1] Cf. Marc Fumaroli,
L’École du silence, Le sentiment des
images au XVIIe siècle, [Champs arts], Paris, Flammarion, 1998,
p. 233-257.
[2] Aristote, Métaphysique Α, 982 b 18-19.
[3] Ovide, Les Métamorphoses, X, v. 661-680.
[5] Marc Fumaroli,
L’École du silence…, p. 244-245.
[6] Ovide moralisé
en prose, éd. Cornelis de Boer, Amsterdam, North Holland Publishing Co,
1954, p. 264-265, cité par Marc Fumaroli,
L’École du silence…, p. 621-622.