Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

vendredi 10 juillet 2015

« Atalante et Hippomène » de Guido Reni, interprété par Marc Fumaroli

            En souvenir d'une après-midi romaine

         Le 28 juin dernier, nous visitâmes au Palais Cipolla, à Rome, une belle exposition, achevée désormais, qui s'intitulait « Le baroque ou la merveille des arts ».
Nous y admirions longuement un tableau de Guido Reni, Atalante et Hippomène, dont il existe deux versions, l’une au Prado de Madrid, et l’autre au musée Capodimonte à Naples, que l’on avait transportée pour l’occasion dans la Ville éternelle. Marc Fumaroli nous ayant offert un splendide commentaire de cette oeuvre dans L’École du silence, Le sentiment des images au XVIIe siècle[1], nous n’aurons pas la prétention d’ajouter grand-chose de significatif.
Pour comprendre le thème de l’œuvre, il faut d’abord se remémorer un de ces merveilleux mythes au moyen desquels Ovide, léger et profond, essayait de cerner le mystère de la condition humaine, non sans se rappeler une remarque d’Aristote : « l’ami des mythes est en quelque manière l’ami de la sagesse, car le mythe est un assemblage qui suscite l’admiration » [2]. Nous sommes donc au livre X des Métamorphoses. Vénus raconte au bel Adonis la fable de deux amants. Atalante proposait à chacun de ses soupirants un effroyable concours : s’il la dépassait à la course, elle l’épouserait ; mais si c’était elle qui dépassait le candidat malheureux, elle le tuerait. Hippomène, arrière-petit-fils de Neptune s’enflamme pour la beauté d’Atalante, et relève le défi ; il invoque la déesse de Cythère, et celle-ci, touchée de son courage, lui fait don de trois pommes d’or. Dépassé une première fois, Hippomène jette la première pomme, qu’Atalante fascinée ramasse, se laissant doubler ; le jeune homme réitère son geste une deuxième, puis une troisième fois, invoquant alors Vénus, et obtenant le même effet : c’en est fait, il a gagné, et peut épouser la vierge farouche, mais néanmoins cupide. Lisons d’abord les hexamètres d’Ovide dans le texte :

O quotiens, cum iam posset transire, morata est
spectatosque diu vultus invita reliquit!
Aridus e lasso veniebat anhelitus ore,
metaque erat longe. Tum denique de tribus unum
fetibus arboreis proles Neptunia misit.
Obstipuit virgo, nitidique cupidine pomi
declinat cursus aurumque volubile tollit.
Praeterit Hippomenes: resonant spectacula plausu.
Illa moram celeri cessataque tempora cursu
corrigit, atque iterum iuvenem post terga relinquit;
et rursus pomi iactu remotata secundi,
consequitur transitque virum. Pars ultima cursus
restabat. ‛Nunc’ inquit ‘ades, dea muneris auctor!’
inque latus campi, quo tardius illa rediret,
iecit ab obliquo nitidum iuvenaliter aurum.
An peteret, virgo visa est dubitare: coegi
tollere, et adieci sublato pondera malo,
impediique oneris pariter gravitate moraque.
Neve meus sermo cursi sit tardior ipso,
praeterita est virgo: duxit sua praemia victor[3].

Et voici une traduction française revue par Agnès Vinas[4] :

Oh ! que de fois, pouvant le passer, ne suspend-elle pas son essor ! Elle contemple longtemps le visage d'Hippomène, et ne s'en détourne qu'à regret. Mais il s'épuise, un souffle haletant s'échappe de sa bouche aride, et le terme est bien loin encore. Dans cette extrémité, le fils de Neptune lance un des fruits séducteurs ; la vierge s'étonne, la pomme l'éblouit et l'attire ; elle s'écarte, elle s'empare de l'or qui roule ; Hippomène la devance ; le cirque retentit d'acclamations. Atalante s'est oubliée ; d'une course légère, elle regagne le temps qu'elle a perdu, et le jeune homme est laissé derrière elle. Une seconde pomme arrête son élan ; une seconde fois elle a ressaisi l'avantage. Restait un faible intervalle à franchir. «A moi ! s'écrie-t-il ; à moi, déesse tutélaire !» Et afin de la retarder plus encore, il lance obliquement, de toute la force de sa jeune main, cet or qui roule vers l'un des côtés de l'arène ; la vierge semble hésiter ; j'aiguillonne son envie, elle y cède, et je rends la pomme plus pesante dans ses mains. Tout la ralentit, le détour, le poids qui l'accable. Enfin, pour ne pas allonger mon récit plus que la course elle-même, Atalante est vaincue ; le vainqueur fait son épouse de sa conquête.

La fable se poursuit : Hippomène, ingrat, néglige de rendre grâces à Vénus ; pour se venger de l’affront, la déesse inspire aux deux époux un acte sacrilège, que Cybèle, la mère des dieux, punit en les métamorphosant en lions, qu’elle attache à son char.
            Mais c’est l’instant où Atalante arrête sa course pour ramasser la deuxième pomme lancée par Hippomène que le Guide choisit de représenter.

 
Guido Reni, Atalante et Hippomène, 192 x 264 cm, vers 1615-1618 ;
Naples, Musée de Capodimonte

Que voyons-nous ? Hippomène vient de dépasser Atalante pour la deuxième fois ; son corps blanc à reflets mordorés décrit en cet instant une diagonale qui s'allonge de son pied droit jusqu'à sa tête ; entouré d’un voile rouge rose qui flotte au vent, il occupe toute la moitié droite du plan central ; de sa main gauche, il dissimule dans son dos la troisième des pommes d’or que lui a données Vénus. À sa droite, Atalante s’est arrêtée pour ramasser la deuxième pomme ; son corps blanc, légèrement en retrait, est mêlé de gris ; incurvé sur la terre, il est tout entier en dessous de la ligne d’horizon, sauf le dos et le bras gauche. Leurs attitudes sont très différentes : tandis que le visage d’Hippomène, considérant sa concurrente, semble perplexe, et que sa main droite paraît presque la repousser, ou du moins la tenir à distance, le regard d’Atalante est fixé sur la deuxième pomme qu’elle s’apprête à saisir, de sorte qu’elle ne s’intéresse plus du tout au descendant de Neptune. Horizontalement, la scène est coupée en deux par la droite qui sépare la terre du ciel, selon une proportion très légèrement inférieure à trois cinquièmes (58 % pour être précis). Ce rapport se retrouve dans la division verticale du tableau, puisque la jambe droite d’Hippomène croise la jambe gauche d’Atalante aux trois cinquièmes de la largeur totale (59 %). Ces correspondances donnent un équilibre extrêmement classique à cette composition du XVIIe siècle. Une analyse de la scène, même fort brève, laisse ainsi apparaître un jeu d’oppositions aisément lisibles :

Atalante
Hippomène
Corps incurvé
aux formes rondes ;
immergé
en dessous de la ligne d’horizon ;
blanc mêlé de gris bleuté ;
penché sur les pommes d’or ;
désintéressé par son amant.
Corps dressé
aux formes longues et droites ;
émergeant
au-dessus de la ligne d’horizon ;
blanc mordoré ;
considérant Atalante ;
intéressé par son amante.


Ces antithèses très marquées vont au-delà de tout ce que suggère le poème d’Ovide, dont le rythme rapide est orienté d’abord vers la victoire d’Hippomène, puis et surtout vers la tragique métamorphose finale. Guido Reni, au contraire, donne un sens moral et allégorique à la scène qu’il reconstruit, comme le souligne Marc Fumaroli avec beaucoup de finesse et de pertinence :

[…] on est conduit à reconnaître que le peintre, plus poète que philologue, a traité avec une troublante désinvolture la fable qu’il était censé « illustrer ». Nous avons déjà remarqué tout ce qu’il en retranche. Ce qu’il y ajoute de son propre chef n’est pas moins surprenant, en stricte iconologie. Rien ne dit, dans le texte du livre X des Métamorphoses, l’heure à laquelle la course entre Hippomène et Atalante eut lieu. Or, dans la composition du Guide, la ligne d’horizon ne se borne pas à indiquer un crépuscule qui point à peine, et à corroborer l’étrange heure nocturne où les champions luttent de vitesse. Elle sert de niveau qui départage les concurrents dans un sens imprévu par Ovide. Et cette fois, il est difficile de limiter l’interprétation du phénomène au seul plan des exigences plastiques. Car Atalante, penchée vers le sol, à quatre pattes, se trouve à peu près toute entière au-dessous de la ligne d’horizon, happée dans la zone où stagnent et la terre et la nuit. Par un puissant effet de dissymétrie, Hippomène, debout, héroïque, dresse la plus noble partie de son corps, tronc, tête, bras, au-dessus de la terre, dans la zone céleste où courent quelques nuages et où s’annonce l’aurore. L’aile métaphorique attachée à son épaule accentue cette impression de décollage, voire de métamorphose amorcée : il ne bondit pas seulement en avant, il s’envole ; d’homme qui court, il est en train de devenir une figure ailée qui prend le large. Les gestes prêtés aux deux figures complètent et hiérarchisent ce partage spatial et ce qu’il implique de hiérarchisation symbolique pour les deux personnages. La tête haute, Hippomène jette sur Atalante accroupie, sans ralentir sa propre course, une regard qui n’est pas de simple vérification sportive. Ce regard est prolongé par un geste du bras droit et de la main, vivement en évidence, et qui en complète le sens. Ce geste ne peut pas se borner à rappeler que le jeune homme vient de lancer une pomme : car il n’a pu la lancer que devant lui, à la hauteur d’Atalante qui alors le précédait : dans la phase de la course qui nous est représentée, ce geste en avant est déjà retombé. Or, en correspondance avec le regard altier, le geste en retour que nous avons sous les yeux et surtout le mouvement de la main, qui formule silencieusement toute la pensée du héros, sont ceux d’un Noli me tangere. Ils reprennent ceux que les peintres avaient l’habitude de prêter à Joseph, pour lui faire repousser les avances de la femme de Putiphar. Par ce geste éloquent, Hippomène ne se contente pas de gagner du terrain : il s’écarte et écarte de lui Atalante. Il creuse entre eux un abîme moral, là où il ne devrait y avoir que la faible distance physique entre les deux coureurs rivaux. Nous sommes bien loin du livre X d’Ovide, chez qui Hippomène, tout en se pliant à l’inévitable épreuve sportive, n’aspire qu’à voir comblé son désir d’Atalante, ou à mourir. Dans le tableau du Guide, la course se joue aux deux registres : elle est l’occasion pour Hippomène d’une double victoire, sportive et morale[5].

C’est ainsi une exégèse chrétienne d’Ovide qui se fait jour à partir et au-delà d’une lecture de la gestuelle conçue par le Guide. Mais une telle entreprise n’est-elle pas artificielle et forcée ? Fumaroli nous prouve le contraire, en citant un ouvrage anonyme de la fin du Moyen Âge, l’Ovide moralizé [sic] en prose :

Derechef, par Ypomenes, qui en courant getta les troys pommes d’or pour amuser Athalanta, peuvent estre entendus les chrestiens courant jusqu’à la mort, desquels parle Monseigneur Saint Pol […] Et par la dicte Athalanta, qui s’amuse et demeure derrière, peut-on entendre les gens qui tant s’amusent aux biens mondains, et à leurs concupiscences qu’ils en perdent le loyer de bien courrir et de bien mourrir[6].

L’érudition, on le voit, est ici indispensable pour percevoir la signification profonde qui pour un Guido Reni, comme beaucoup d’autres peintres du Seicento dont Nicolas Poussin, se cache derrière les mythes d’Ovide, d’Homère ou de Virgile.




[1] Cf. Marc Fumaroli, L’École du silence, Le sentiment des images au XVIIe siècle, [Champs arts], Paris, Flammarion, 1998, p. 233-257.
[2] Aristote, Métaphysique Α, 982 b 18-19.
[3] Ovide, Les Métamorphoses, X, v. 661-680.
[5] Marc Fumaroli, L’École du silence…, p. 244-245.
[6] Ovide moralisé en prose, éd. Cornelis de Boer, Amsterdam, North Holland Publishing Co, 1954, p. 264-265, cité par Marc Fumaroli, L’École du silence…, p. 621-622.

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