Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

mardi 8 septembre 2015

Au-devant de la nuit



Chaque jour efface
Nos jours, et le Temps
Recouvre leur trace,
La creuse ou l’étend.
Mais tout s’y rapporte
Au même destin :
Les délices mortes
Le douloir éteint.

Si haut élancée
Que fût ta pensée
De sage ou de fol,
Vois, elle est au sol :
Utile ou futile,
Puissante ou subtile,
Nous en retombons
 – Tristes vagabonds
D’un éther inane –
Au creux du chemin
Où le genre humain
Fait sa caravane.

Léon Rameau [= Charles Maurras], Au-devant de la nuit,
Lyon, H. Lardanchet, 1947, p. 7.


            Dans une thèse de doctorat ès Lettres soutenue à l’Université Michel de Montaigne (Bordeaux III), M. Julien Cohen commente ainsi ce poème :

En 1946[1], paraît chez l’éditeur Lardanchet, un recueil poétique signé de Léon Rameau, Au-devant de la nuit. […]
Apparemment fort éloigné des habitudes éditoriales de Maurras, cet Au-devant de la nuit semble ne s’intéresser qu’à fixer un moment de destin, celui d’un homme seul devant la mort. La construction en deux parties comprend 18 et 24 pièces. Elle est précédée d’un court poème en lettres italiques, lui-même divisé en deux ensembles, de 8 et 12 vers. Sans titre, ce premier poème de prologue sera intitulé en table des poèmes selon son premier vers « Chaque jour efface ».
Chaque jour efface est composé de pentamètres, le mot tombant à la rime éclairant le propos :
temps – trace – destin – mortes – éteint – pour la première strophe.
pensée – fol – sol – futile – subtile – retombons – vagabonds – chemin – humain – caravane pour la seconde.
            L’ensemble indique la fuite des jours, de « nos » jours, l’ensemble poétique construisant une communauté par l’utilisation exclusive de la 1ère personne du pluriel, le nous étant souligné d’une apposition entre tirets – Tristes vagabonds d’un éther inane –.
            La perte de notre durée terrestre est un mal aussi commun que notre destin, puisque nous partageons les mêmes joies, les mêmes peines, autant d’instants que nous croyons uniques mais qui sont le lot commun du trajet humain. La première impression d’une unicité de la vie se heurte à un Mais catégorique, l’évidence de la mort, destinée commune, détruisant toute velléité de vie « individuelle ».
            Les rimes croisées de la première strophe, la brièveté des vers ajoutent à l’effet de balancement monocorde, amplifié, dans la seconde strophe, par l’emploi de rimes plates. Les indéfinis en oxymore Tout – Même – la construction en opposition des deux vers terminant la première strophe, le présent de vérité générale, tout concorde à donner pour évidence la perte de toute dimension personnelle de toute vie, quelque « trace » qu’elle « creuse » :

Mais tout s’y rapporte
Au même destin
Les délices mortes
Le douloir éteint.

Expression réaffirmée d’une inconsistance des jours enfuis, d’une superfluité de l’existence que vient marteler la seconde strophe. L’idée de la vanité des spéculations intellectuelles, « de sage ou de fol » construite sur l’idée de la chute « Si haut élevée », « Vois, elle est au sol », reprise par l’énumération en oxymore des adjectifs qualifiant cette pensée : « Utile ou futile / Puissante ou futile » se voit développée par l’absurdité du monde « un éther inane », que vient parachever la métaphore filée du voyage :

Nous en retombons
Tristes vagabonds
D’un éther inane –
Au creux du chemin
Où le genre humain
Fait sa caravane.

Ce début, d’un noir pessimisme, réfute tout orgueil, devenu dérisoire devant l’évidence de la mort. Il est à noter que ce poème sera intitulé Intermède, dans la Balance intérieure, et situé entre les deux Colloque des morts[2].



Ajoutons un autre poème, du même recueil et de même inspiration :


À son corps

Cher vêtement qu’il faut que je dépose
Pour ton usure et pour ta vétusté,
En remontant vers le trône des Causes
L’Âme sourit de voir sa nudité.

Les grands docteurs veulent que je compose
Avec ta chair une étroite unité :
Manquera-t-il, en mon fond, quelque chose,
Ô doux habit, quand tu m’auras quitté ?

Mon pauvre corps qui ne peux sous la lame
Rien que dormir en espérant ton tour
De s’envoler sur mes ailes de flamme.

Veuille le Dieu m’accorder de longs jours
De solitude où la gloire de l’âme
Ne chantera que jeunesse et qu’amour.

Léon Rameau [= Charles Maurras], Au-devant de la nuit,
Lyon, H. Lardanchet, 1947, p. 73.




[1] Le copyright du volume est de 1946, mais la date indiquée sur la page de titre est 1947.
[2] Julien Cohen, Esthétique et politique de Charles Maurras, t. II, [Thèse de doctorat en littératures française, francophone et comparée], Université Michel de Montaigne Bordeaux III – Universitat de Barcelona, s. d., p. 788-790. URL = http://diposit.ub.edu/dspace/handle/2445/62356 .

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