« Le salon de Marie-Blanche de
Polignac, rue Barbet-de-Jouy, était plein de monde ; des robes de satin,
de velours, des smokings frôlaient Pauline. Ses parents l’avaient amenée avec
eux pour ce concert, car Dinu Lipatti était un ami, et il avait demandé qu’elle
soit là pour l’écouter. Il n’avait qu’une quinzaine d’années de plus qu’elle,
et l’appelait sa “ petite sœur ”.
Quand il s’installa au piano – sa
présence apportait enfance et gravité -, c’est par une respiration, ce silence
avec lequel presque tout Bach commence, qu’il débuta la Partita n˚ 1, en si bémol
majeur.
Le silence est le creuset de toute
musique.
Une étonnante communion reliait tous
ceux qui étaient là : un temps comme à l’intérieur du temps, celui de
Bach, avait commencé.
Puis ce fut Scarlatti, sa sonate en ré mineur.
Dinu Lipatti retira ses mains du
piano et les posa sur ses genoux. Le jeu avec lequel il avait servi cette
musique était tellement au-delà de toute transparence jamais perçue qu’en
Pauline une corde se rompit. Autour d’elle, les grandes personnes émergeaient,
les yeux brillants de larmes.
S’il vous regardait de face, Dinu
Lipatti vous éclairait de son regard. De profil, il fendait l’air, tel l’ange
des Annonciations dans la peinture
primitive.
De vrais musiciens étaient là, les
meilleurs des auditeurs, Nadia Boulanger, intimidante, austère, Jacques
Février, mondain, Francis Poulenc, Marie-Blanche de Polignac, tous laminés par
la même impression d’avoir franchi un seuil, au-delà.
Car Dinu Lipatti – Pauline l’avait
entendu dire : “ Ne vous servez pas de la musique, servez-là ” -
n’abordait l’œuvre qu’à travers une préparation intérieure, et ce qu’il
transmettait était une offrande.
Quelques jours après le concert, ils
fêtaient Noël, autour d’un oranger orné de boules brillantes et dans la lueur
de multiples bougies. On sonna. C’était lui, Dinu Lipatti.
- Je viens vous faire mes vœux et
vous apporter mon cadeau. Les personnes qui vivent et travaillent dans la
maison peuvent-elles venir aussi ?
Léon, Maurice, François, tous se
retrouvèrent avec eux. Dinu Lipatti se mit au piano et joua le choral Jésus, que ma joie demeure, très au fond
des touches, silencieusement, et avec une détermination sans appel. Puis il
s’en fut.
En septembre 1950, on apprit sa
mort ; il avait trente-trois ans. Il y eut alors un extraordinaire
pèlerinage à sa demeure, rue des Chaudronniers, à Genève ».
Sabine de Muralt, Tout un monde, Paris, Gallimard, 2004, p. 89-91.
À ces lignes, nous
ajouterons seulement un lien vers un enregistrement de Dinu Lipatti :
https://www.youtube.com/watch?v=R0085wPebZc
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