Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

samedi 12 janvier 2013

Marc Fumaroli et la représentation du Baptême du Christ par Nicolas Poussin


            Par rapport à la critique d’art des générations précédentes, Marc Fumaroli a le grand mérite d'avoir redécouvert les théories de la représentation picturale dont s’inspiraient les peintres antérieurs au siècle des Lumières, et notamment ceux du XVIIème siècle. À cet égard, L’École du silence, Le sentiment des images au XVIIe siècle est un maître livre. Il ne méconnaît ni ne nie tout ce que les études bien connues d’un Heinrich Wölfflin[1] ou d’un Eugenio d’Ors[2] peuvent nous apprendre sur l’âge baroque – concept que relativise d’ailleurs Fumaroli -, mais il nous permet d’entrer dans une compréhension beaucoup plus profonde des œuvres de ce temps. La thèse de fond affirme l’importance de la rhétorique classique héritée d’Aristote et de Quintilien, ou plutôt d’une transposition « silencieuse » de cette discipline, pour la création picturale au XVIIème, et donc pour une contemplation intelligente des œuvres que nous a laissés le Seicento. C’est en appliquant cette méthode que Fumaroli commente Le Baptême du Christ de Nicolas Poussin :

[…] nous pouvons faire un dernier pèlerinage devant un tableau de Poussin, le Baptême du Christ de Philadelphie (1653-1655). Par une apparente inversion des rôles et des attitudes, c’est Jean-Baptiste dans cette composition, debout, incliné légèrement en avant, les deux mains tendues pour former la coupe d’eau lustrale, au-dessus de la tête de Jésus, qui semble revêtir ce port sacerdotal des logophores réservé ailleurs au Christ, et c’est le Christ, vu de trois quarts et de dos, agenouillé et la tête baissée, qui semble avoir revêtu l’humilité expectative de la pécheresse dans la Femme adultère. Mais cette équivoque superficielle est prévenue par des signes puissants et indubitables. La toge noblement drapée qui enveloppe le Christ donne à cette figure agenouillée une majesté royale qui contraste avec le sayon et les grègues plébéiens que porte le Baptiste, et avec la semi-nudité des autres candidats au baptême. Le visage du Christ est penché, mais au-dessus de l’eau miroitante du Jourdain qui reflète le ciel. Et c’est bien la main ouverte du Christ sortant à peine de sa toge, qui suffit à donner au Baptiste, et à tout le groupe qui le suit, leur orientation. Elle entraîne à vénérer (en l’absence des accessoires habituels de la scène sacrée : la colombe du Saint-Esprit et Dieu le Père dans les nuées) la divinité de la lumière reflétée dans les eaux. En se faisant serviteur de l’humanité, représentée dans cette action par saint Jean-Baptiste, chef et tête d’un groupe agenouillé et demi-nu de disciples, le Verbe incarné peut bien s’incliner : il n’en est pas moins l’acteur principal et le sujet d’un sacre public, d’une dicatio. Tous les autres gestes, toutes les attitudes diverses de ce groupe sont suspendus au sien, à son service, et son apparente abdication d’autorité, dans ce désert empli de silence et de lumière, est en réalité la suprême représentation du retrait dans les profondeurs qui, dans l’univers de Poussin, signale l’éclosion et la présence d’une plus forte parole. Dans une mise en scène plus peuplée, le Baptême d’Édimbourg (1644) délivrait déjà ce message : le Christ agenouillé de face, ceint du même linge qu’un Crucifié, recevant humblement le baptême de Jean debout, n’en était pas moins le maître royal de la lumière et de l’action. L’événement et l’avènement du Verbe, dans ce retrait silencieux où la peinture est à même de les montrer, y sont saisis à l’état naissant, dans cet Ouvert dont parle Rilke, et où ils donnent au message la puissance retenue d’une parole intacte, contagieuse, sainte et sacrée, parce que non encore proférée. L’efficacité de la parole est en raison inverse de la prodigalité à se répandre[3].

Nicolas Poussin, Le Baptême du Christ, 1653-1655
Philadelphie, John G. Johnson Collection

Nicolas Poussin, Le Baptême du Christ, 1647
Édimbourg, National Gallery of Scotland




[1] Cf. Heinrich Wölfflin, Kunsgeschichtliche Grundbegriffe : das Problem der Stilenentwicklung in der neueren Kunst, Bâle, Schwabe, 192004 ; Id, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art : le problème de l’évolution du style dans l’art moderne, trad. fr. de Claire et Marcel Raymond, Paris, G. Montfort, 1994.
[2] Eugenio d’Ors, Lo Barrocco, Madrid, Tecnos, 1993.
[3] Marc Fumaroli, L’École du silence, Le sentiment des images au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1998, p. 226-227.

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