Par rapport à la critique d’art des générations
précédentes, Marc Fumaroli a le grand mérite d'avoir redécouvert les théories de la représentation picturale dont s’inspiraient les peintres
antérieurs au siècle des Lumières, et notamment ceux du XVIIème siècle.
À cet égard, L’École du silence, Le sentiment des images au XVIIe
siècle est un maître livre. Il ne méconnaît ni ne nie tout ce que les
études bien connues d’un Heinrich Wölfflin[1] ou d’un Eugenio
d’Ors[2] peuvent nous
apprendre sur l’âge baroque – concept que relativise d’ailleurs Fumaroli -,
mais il nous permet d’entrer dans une compréhension beaucoup plus profonde des
œuvres de ce temps. La thèse de fond affirme l’importance de la rhétorique
classique héritée d’Aristote et de Quintilien, ou plutôt d’une transposition
« silencieuse » de cette discipline, pour la création picturale au
XVIIème, et donc pour une contemplation intelligente des œuvres que
nous a laissés le Seicento. C’est en
appliquant cette méthode que Fumaroli commente Le Baptême du Christ de Nicolas Poussin :
[…]
nous pouvons faire un dernier pèlerinage devant un tableau de Poussin, le Baptême du Christ de Philadelphie
(1653-1655). Par une apparente inversion des rôles et des attitudes, c’est
Jean-Baptiste dans cette composition, debout, incliné légèrement en avant, les
deux mains tendues pour former la coupe d’eau lustrale, au-dessus de la tête de
Jésus, qui semble revêtir ce port sacerdotal des logophores réservé ailleurs au
Christ, et c’est le Christ, vu de trois quarts et de dos, agenouillé et la tête
baissée, qui semble avoir revêtu l’humilité expectative de la pécheresse dans la Femme adultère. Mais cette équivoque
superficielle est prévenue par des signes puissants et indubitables. La toge
noblement drapée qui enveloppe le Christ donne à cette figure agenouillée une
majesté royale qui contraste avec le sayon et les grègues plébéiens que porte
le Baptiste, et avec la semi-nudité des autres candidats au baptême. Le visage
du Christ est penché, mais au-dessus de l’eau miroitante du Jourdain qui
reflète le ciel. Et c’est bien la main ouverte du Christ sortant à peine de sa
toge, qui suffit à donner au Baptiste, et à tout le groupe qui le suit, leur
orientation. Elle entraîne à vénérer (en l’absence des accessoires habituels de
la scène sacrée : la colombe du Saint-Esprit et Dieu le Père dans les
nuées) la divinité de la lumière reflétée dans les eaux. En se faisant
serviteur de l’humanité, représentée dans cette action par saint Jean-Baptiste,
chef et tête d’un groupe agenouillé et demi-nu de disciples, le Verbe incarné
peut bien s’incliner : il n’en est pas moins l’acteur principal et le
sujet d’un sacre public, d’une dicatio.
Tous les autres gestes, toutes les attitudes diverses de ce groupe sont
suspendus au sien, à son service, et son apparente abdication d’autorité, dans
ce désert empli de silence et de lumière, est en réalité la suprême
représentation du retrait dans les profondeurs qui, dans l’univers de Poussin,
signale l’éclosion et la présence d’une plus forte parole. Dans une mise en
scène plus peuplée, le Baptême
d’Édimbourg (1644) délivrait déjà ce message : le Christ agenouillé de
face, ceint du même linge qu’un Crucifié, recevant humblement le baptême de
Jean debout, n’en était pas moins le maître royal de la lumière et de l’action.
L’événement et l’avènement du Verbe, dans ce retrait silencieux où la peinture
est à même de les montrer, y sont saisis à l’état naissant, dans cet Ouvert dont parle Rilke, et où ils
donnent au message la puissance retenue d’une parole intacte, contagieuse,
sainte et sacrée, parce que non encore proférée. L’efficacité de la parole est
en raison inverse de la prodigalité à se répandre[3].
Nicolas Poussin, Le Baptême du Christ, 1653-1655 Philadelphie, John G. Johnson Collection |
Nicolas Poussin, Le Baptême du Christ, 1647 Édimbourg, National Gallery of Scotland |
[1] Cf. Heinrich Wölfflin, Kunsgeschichtliche Grundbegriffe : das Problem der
Stilenentwicklung in der neueren Kunst, Bâle, Schwabe, 192004 ;
Id, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art : le problème de
l’évolution du style dans l’art moderne, trad. fr. de Claire et Marcel
Raymond, Paris, G. Montfort, 1994.
[2] Eugenio d’Ors,
Lo Barrocco, Madrid, Tecnos, 1993.
[3] Marc Fumaroli, L’École du silence, Le
sentiment des images au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1998,
p. 226-227.
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