L’ens primum cognitum est pour Fabro le premier objet que doit
thématiser, réflexivement, la métaphysique ; et cette réflexion le fait
apparaître comme le « concret transcendantal », lequel s’oppose à la
fois au « concret formel » objectif de la scolastique, y compris la
néoscolatique thomiste, et à l’« abstrait transcendantal » qui
caractérise la philosophie de la conscience suivant une ligne Descartes – Kant
– Hegel, dans laquelle s’inscrit ce que l’on a appelé le « thomisme
transcendantal ». Voyons cela de plus près.
« Illud
autem quod primo intellectus concipit quasi notissimum […] est ens ». In actu exercito, l’étant est en effet,
pour nous, le premier et le plus connu ; mais qu’en est-il in actu signato ? La grande
préoccupation de Fabro, à cet égard, c’est que l’étant soit pensé réflexivement
comme ens in actu, et de ne jamais le
réduire au possible. Cela n’implique évidemment pas qu’il faille exclure le
possible du champ de l’étant, puisqu’aussi bien c’est là le quatrième membre de
la quadripartition aristotélicienne ; mais cela exige en revanche que la
puissance ou le possible soient compris à partir de l’acte, et non pas l’acte à
partir du possible. Or nous savons que, de Jean Duns Scot à Christian Wolff, un
pan entier de la métaphysique occidentale élabore la notion d’étant à partir de
la non-contradiction, et cherche à le définir comme ce à quoi l’existence ne
répugne pas :
Notio entis
in genere existentiam minime involvit, sed saltem non repugnantiam ad
existendum, seu, quod perinde est, existendi possibilitatem.
L’étant, dans cette perspective, se trouve réduit à
l’essence qui possède en elle-même la possibilité de l’existence. Cette
réduction présuppose d’abord que l’essence jouisse d’une consistance ontologique
autonome, pour ne pas dire indépendante, et ensuite que l’existence soit un
principe ontologique extérieur à l’essence.
Pour
Fabro, l’ens thomiste, qui est l’ens de l’expérience réelle et commune de
l’humanité, est tout autre. Il s’analyse, initialement, en « id quod
est », ce qui donne deux moments, c’est-à-dire le « id quod »
puis le « est », mais ces deux moments constituent un tout,
précisément le « ens ». Il est important de considérer ici que
l’unité précède la dualité, et surtout que le « est » étant l’acte du
« id quod est », ce même « est » se présente, non encore comme
le principe de l’étant, mais déjà comme son instance constitutive et unitive.
Dans son dernier ouvrage, il qualifie l’étant ainsi interprété de
« concret transcendantal » :
On prendra
garde à […] la forme grammaticale de
« ens » comme participe, qui n’est pas le simple infinitif esse, lequel est absolument indéterminé
soit quant à l’acte (d’être) que quant au contenu (d’essence). Le participe en
général, comme on l’a déjà noté, et c’est une règle de grammaire élémentaire,
est le complexe concret (il plesso della
concretezza), parce qu’il est la synthèse d’un nom-substantif et d’un
verbe, c’est-à-dire d’un contenu et d’un acte. Le participe ens de esse est ainsi le complexe concret de toute réalité concrète,
c’est-à-dire le concret transcendantal.
L’ens est donc
un concret, parce qu’il est toujours une synthèse d’acte et de contenu, d’être
en acte et d’essence ; et il est le concret transcendantal, parce qu’il
est antérieur à toute contraction dans une catégorie déterminée. Ainsi compris,
l’étant peut être envisagé face à la conscience intellective, puis à partir de
celle-ci. Sous le premier rapport, qui est ontologiquement et réellement
premier, l’étant est un « être-en-acte-pour-la-conscience » :
Être-en-acte-pour-la-conscience qui est
l’être-présent de quelque chose à la conscience en tant qu’il est donné,
c’est-à-dire présenté et offert comme acte et comme contenu.
C’est en ce sens que toute réalité, pour l’intelligence,
est un étant : elle est avant tout quelque chose qui transcende la conscience que j’en ai, et l’acte même par lequel je
la connais. Cet étant est d’abord un acte ; mais il est toujours l’acte
d’un contenu. De cette façon, la conscience, comme dit Fabro, n’est telle que
parce qu’elle est dominée par quelque chose qui n’est pas elle :
Semblablement,
l’être-en-acte de la conscience,
c’est percevoir la présence de quelque chose qui occupe le champ de la
conscience comme quelque chose qui jaillit du complexe de son flux intentionnel.
C’est ce « jaillissement »,
phénoménologiquement parlant, qui pour Fabro marque la transcendance de l’étant
en acte sur la conscience que nous en prenons, et qui donc empêche absolument
de dissoudre l’objet dans sa constitution purement intentionnelle.
Cette
juste notion de l’étant premier connu peut être faussée de deux manières
symétriques et opposées, qui représentent, pour Fabro, les deux grandes
tentations de la philosophie occidentale depuis le tournant du XIVème
siècle, dans lesquelles il discerne un processus de déconstruction dont les
résultats sont parfaitement convergents. Dans un premier temps, l’étant est
réduit au possible objectif, suivant une ligne Henri de Gand – Duns Scot –
Suárez – Wolff. L’issue de cette tradition, c’est l’évidement de l’ens, qui n’ayant plus de rapport à l’esse et à l’acte, devient un contenu
totalement universel, et donc totalement indéterminé. Dans un deuxième temps,
avec le cogito et ses métamorphoses,
suivant une ligne Descartes – Spinoza – Kant, et au-delà, jusqu’à Sartre,
l’étant est réduit à la pensée qui ne pense rien qu’elle-même, et qui, n’étant
pas Dieu, ne pense alors que le vide. Cette fois-ci, c’est l’acte, au sens de
l’acte de conscience, qui néantise le contenu. En bref, l’étant wolffien et le cogito cartésien opèrent un passage à la
limite qui résolvent l'objet, puis le sujet, dans le vide.
Dans la
mesure où les interprètes de saint Thomas se laissent séduire ou par la
métaphysique du possible, ou, ce qui est pire, par la philosophie transcendantale,
au sens moderne c’est-à-dire kantien du terme, ils compromettent la juste
compréhension de l’ens primum cognitum.
C’est ce qui advient d’abord dans de vastes secteurs de la néoscolastique. Sans
mettre en cause la bonne foi thomiste de ces auteurs, Fabro se montre ici très
critique, par exemple à l’endroit du manuel de François-Xavier Maquart, qui
définissait l’étant contingent comme ce qui peut exercer une existence
possible :
Que signifie
cet exercice d’« existence
possible » ? J’avoue que cela est pour moi incompréhensible et ne
peut avoir aucun sens dans la signification thomiste originelle d’esse comme actus essendi : c’est l’essence qui peut être possible ou
réelle (réalisée), non l’esse qui est
l’acte de tout acte et ne peut être qu’acte ; en sorte qu’« exercer
un acte d’être possible » de la part de l’essence possible (qui donc n’est
pas encore, puisqu’elle n’est que possible) ne veut rien dire, parce que ce
serait admettre entre le possible et le réel une simple différence de degré de…
réalité.
En privilégiant, dans la description de l’étant,
l’essence possible, le thomisme d’école se rapproche donc dangereusement de
Wolff et de Suárez.
Plus
grave encore est la réduction opposée, entreprise par le « thomisme
transcendantal » lancé par Joseph Maréchal S.J., surtout chez ses continuateurs
germaniques tels que Johann Baptist Lotz S.J. et Emerich Coreth S.J. en
métaphysique proprement dite, ou Karl Rahner S.J. en théologie. Comme on le
sait, ces auteurs interprètent l’ens
primum cognitum comme un horizon athématique, qui correspond à l’espace
ouvert par la copule du jugement : puisque le « est » peut
conjuguer n’importe quel sujet et n’importe quel prédicat sous la seule réserve
de la non-contradiction, il est à la fois illimité et purement potentiel. À
cette conception de l’étant, qu’il appelle « formelle
transcendantale », Fabro adresse une double critique. Cet horizon, en
premier lieu, est, de manière symétrique au possible wolffien, un pur possible,
sans aucune actualité réelle ; et c’est pourquoi il compromet gravement,
en second lieu, la transcendance de l’objet connu par rapport au sujet
connaissant, puisque ce qu’il y a de plus formel dans la connaissance devient
une structure a priori de la conscience intellective.