Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

dimanche 27 avril 2014

Étienne Gilson, le primat de l’esse et la gloire des essences

            Nous participâmes, voici quatre jours, à un colloque de métaphysique qui aurait pu offrir l’occasion d’une discussion serrée, rigoureuse, et courtoise, sur le statut respectif de l’esse et de l’essence au sein de l’étant créé, l’ens per participationem comme le dit si bien saint Thomas. Il n’en fut pas ainsi, la dynamique de ce genre de rencontres transformant souvent les échanges en une série de monologues, entrecoupés et quelque peu apprivoisés par les questions de l’auditoire. L’un des intervenants s’est lancé dans une charge contre Étienne Gilson, lui reprochant de dévaluer les essences, et de substituer ainsi à la métaphysique thomiste de l’ordre une sorte d’anarchisme des existants. Le propos nous a étonné, car si l’auteur de l’Introduction à la philosophie chrétienne discerne très justement en l’acte d’être le noyau de l’étant, il n’en réserve pas moins à l’essence une place d’honneur dans la création, puisque c’est à celle-ci qu’il revient de mesurer la quantité d’être de chaque substance, et, par là, de hiérarchiser l’univers. Voici un texte qui devrait dissiper tout malentendu à cet égard :

Le primat de l’acte d’être dans le fini suit immédiatement de la transcendance absolue de l’être pur dans une doctrine où Dieu se nomme Qui Est.
            D’importantes conséquences suivent de là pour l’interprétation générale d’une métaphysique fondée sur cette notion de l’être. Il est évident qu’on ne peut la considérer comme une philosophie de l’essence, car c’est l’acte d’être, l’esse, qui y joue le rôle d’acte premier et de perfection première, l’essence elle-même n’y étant qu’en puissance à son égard. Il est non moins évident qu’on ne peut la considérer comme une philosophie de l’existence animée d’un esprit analogue à celui des existentialismes contemporains, où l’existence s’oppose à l’essence comme à son contraire. Il n’y a rien de ce qu’affirment les métaphysiques de l’essence, qui ne reste vrai dans la philosophie dont on vient de définir la principe, sauf l’illusion qui leur fait poser l’essence comme l’acte des actes et la perfection des perfections, ce qui revient à lui attribuer la place et le rôle réservés à l’esse.
            Comment pourrait-on déprécier ou mépriser l’essence ? Sans doute, elle est de peu de prix si on la compare à Dieu. En lui, l’essence n’est que l’Idée, connaissance d’un mode de participation possible de l’acte pur d’être par un étant qui, n’étant pas Dieu, lui est infiniment inférieur. Mais le contraire est vrai de l’essence comparée au néant, car il n’y a pas d’autres possibilités, hormis être Dieu lui-même, qu’être un étant ou ne pas être. Or, si la distance de l’étant à l’être est infinie, celle du néant à l’étant l’est aussi à sa manière, puisque l’acte créateur, qui est la forme propre de la causalité divine, est seul capable de la franchir.
            On ne célébrera jamais assez la gloire des essences, miroirs où se reflètent en une infinité de modes divers la perfection simple d’un Acte pur d’être qui les transcende. Leur intelligibilité, leur ordre, leur bonté et leur beauté sont ceux de tout univers créé, actuel ou possible. Le propre de l’essence, mode fini de participation à l’être, est de rendre possible l’existence d’une natura rerum qui ne soit ni le néant ni Dieu. C’est pourquoi nous la présentons comme la condition ontologique de possibilité même d’une réalité non-divine. Conquis sur le néant par la libre volonté du créateur, un tel univers se compose d’étants, qui ne sont ni essences sans existence, ni existences sans essences, mais, plutôt, actes d’être mesurés par les essences auxquelles eux-mêmes confèrent l’existence. C’est un univers de grande beauté, sacré dans son être même qu’habite intimement l’efficace de la toute puissance divine, nourriture inépuisable d’une réflexion philosophique et théologique que sa nature propre apparente à celle de la spiritualité.

Étienne Gilson, Introduction à la philosophie chrétienne,
Paris, Vrin, 11960, p. 196-198.

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