Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

mardi 27 septembre 2011

Annibal Carrache : La Fuite en Égypte

Annibal Carrache, La Fuite en Egypte, vers1603.
Rome, Galerie Doria Pamphilj.



            Notre temps privilégie, en peinture comme en toutes choses, les esthétiques destructurantes. Nous pensons au contraire que la beauté, pour laisser deviner une lumière qui surpasse toutes les formes finies, requiert néanmoins toujours une forme, et même une forme parfaite. C’est pourquoi, sans nier le génie du Caravage, nous lui préférons l’école adverse, celle des trois frères Carrache, de Guido Reni et du Guerchin.
            Voici aujourd’hui un célèbre tableau du plus jeune des Carrache, Annibal, né en 1560 et mort en 1609. En 1603, il peignit une Fuite en Égypte, appelée à faire trois fois école : par son thème d’abord, qu’un Poussin a repris dans plusieurs tableaux, comme nous l’avons montré l’hiver dernier[1] ; puis par son genre, celui du « paysage idéal », qui allait profondément marquer tout le XVIIème siècle ; enfin et surtout par sa manière, qui surpasse définitivement le maniérisme, et ouvre toutes grandes les portes d’un nouvel équilibre classique. Les figures délaissent l’allongement morbide du Parmesan, et retournent aux proportions héritées de Polyclète et de Raphaël. Si le paysage acquiert une certaine autonomie picturale, comme le soulignent toujours les historiens de l’art contemporains[2], il n’en reste pas moins soumis à la raison et à la culture : à la raison, car il s’agit toujours d’une nature harmonisée et, par là, idéalisée, au sens où l’idea continue de renvoyer, comme dans tous les néoplatonismes, à un λόγος transcendant ; à la culture, car le paysage, même, somme toute, chez un Claude Lorrain, signifie en définitive autre chose que lui-même, soit parce qu’il est le théâtre d’un événement sacré ou mythique, soit parce que, au minimum, il supporte des valeurs picturales irréductibles à de pures impressions sensitives : c’est en quoi le paysage du XVIIème siècle diffère profondément de la dissolution impressioniste, bien loin d’en être le lointain précurseur, comme trop de commentaires voudraient nous le faire accroire.
            Ces caractéristiques se retrouvent bien ici. Au premier plan, la Vierge tenant l’Enfant, l’âne, et saint Joseph, cheminent au centre de l'espace, ce qui montre bien que le sujet du tableau n’est pas un simple prétexte. Un manteau rouge recouvre la selle de l’âne, ce qui pourrait faire allusion à l’entrée solennelle à Jérusalem, trente-trois ans plus tard, et signifierait alors la paradoxale royauté du Christ, qui s’exerce dans ce monde, mais qui n’est pas de ce monde. La Sainte Famille vient de franchir un fleuve côtier, qui symbolise évidemment la frontière entre Israël et l’Égypte. Au-delà de ce cours d'eau, la patrie  - la terre promise aux Patriarches -  dont s’éloignent les fugitifs s’étage majestueusement le long d’une diagonale qui va du premier plan à gauche jusqu’à l’arrière plan à droite ; elle est scandée par un grand arbre, la cité fortifiée sur la colline, un autre grand arbre qui répond au premier, et la montagne tout au fond. Ce royaume, solennel et impassible, semble devenu hostile à celui qui en est le véritable Seigneur, ce que souligne discrètement le beau ciel orageux qui surplombe la scène. La nature fortement architecturée, et bien sûr très « romaine », a donc certes une beauté propre ; mais celle-ci reste subordonnée au sens total de l’œuvre.



[2] Cf. par exemple S. Loire, « Le paysage à Rome : Annibal Carrache et ses suiveurs », in Nature et idéal, Le paysage à Rome 1660 / 1650, Paris, Éditions de la RMN – Grand Palais, 2011, p. 15-27.

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