Récemment, un ami me soumettait la table des matières d’un cours de métaphysique destiné à des étudiants de premier cycle, et me demandait mon avis sur cette vieille et difficile question : quelle est la meilleure structure concevable pour la scientia entis inquantum ens ? Voici, m’a-t-il aussitôt semblé, un thème qui mérite de figurer en tête de ce bloc-notes.
La première réponse qui vient à l’esprit, c’est que, si le Docteur Angélique a construit trois synthèses de la sacra doctrina - la Summa contra Gentiles, le Compendium theologiae, et la Summa theologiae - en disposant son exposé systématique de la doctrine révélée selon trois plans fort différents d’une œuvre à l’autre, il est certainement loisible de structurer la science de l’étant selon des manières diverses, dont chacune peut se prévaloir d’un avantage que les autres ne possèdent pas. L’épistémologie a certes sur l’έπιστήμη des droits que nous ne contestons nullement, mais à condition qu’elle reste dans les bornes que lui impose sa fin, qui est d’énoncer les conditions qui permettent à la science de découvrir la vérité, et non de lui dicter des lois qui régenteraient son objet. Cette subordination des Analytiques à leur propre finalité s’impose ici d’autant plus que l’objet déborde tout ce que nous pouvons en concevoir, puisqu’il s’agit de l’étant[1], et que nomen entis ab actu essendi dicitur (QD De veritate, q. 1, a . 1, ad 3).
Ces réserves quant à la pertinence même de la question étant faites, essayons de la résoudre. Le but d’une science, au sens aristotélicien du mot que saint Thomas assume sans difficultés, c’est de connaître les principes grâce auxquels un certain « sujet » de recherche est ce qu’il est, puis de découvrir, ou de justifier, les propriétés qui conviennent à ce sujet, parce qu’elles découlent de sa nature même. C’est ainsi que la science - nous dirions la philosophie - du vivant cherche à circonscrire ce qu’est le vivant, à partir de la capacité de se mouvoir soi-même, puis en recherche la cause constitutive, c’est-à-dire l’âme, et en détermine enfin les « passions » propres à chaque type d’âme, c’est-à-dire les puissances opératives. Dans son traité De l’âme, le Philosophe ne fait pas autre chose. Puisque l’étant est, lui aussi, objet de science, et non d’intuition, nous n’avons aucun motif de refuser cette scansion tripartite de l’investigation, selon le subiectum, les principia subiecti, et les passiones qui découlent, dans le subiectum, des principia.
La thèse que nous voudrions proposer ici, c’est que la métaphysique a pour sujet l’étant en tant qu’étant ; pour principes, l’essence et l’acte d’être dans l’immanence de l’étant lui-même, et Dieu, Être même subsistant au-dessus de tous les étants ; et pour propriétés, les transcendantaux au plan transcendantal - sit venia verbi ! – de l’acte d’être, et les catégories au plan prédicamental de l’essence. En effet :
- Le « genre sujet » qu’étudie la métaphysique, c’est l’étant en tant qu’étant, c’est-à-dire en tant qu’il est ce qu’il est par la perfection de l’être, à l’exclusion de l’étant en tant que restreint à un certain genre, comme fait la physica, qui se limite à l’ens mobile.
- Les principes de l’étant sont ce qui fait qu’un étant est un étant, bien qu’eux-mêmes ne soient pas un étant, ou ne le soient qu’en un sens dérivé seulement. Or l’étant est tel ou bien parce qu’il coïncide avec la plénitude de l’Être, et alors il s’agit de Dieu, qui est dit étant seulement parce que, précisément, il est ; ou bien l’étant est étant parce qu’il a l’être, sans s’identifier à lui, mais selon une certaine mesure. Dans le premier cas, l’étant n’a pas l’être, mais s’identifie à lui ; dans le second cas, l’étant est ce qu’il est parce qu’il résulte de la composition d’un acte d’être reçu, l’esse, avec une mesure de réception, l’essentia. Or seul l’Être peut communiquer une « part » d’être à un sujet selon une certaine intensité, et c’est pourquoi il est le principe transcendant de l’étant, au lieu que l’acte d’être et l’essence en sont les principes immanents.
- Les principes immanents de l’étant ne restent pas inertes en son sein ; au contraire, ils fondent deux niveaux de propriétés qui ne peuvent pas ne pas résulter de l’étant. L’esse « précède » l’essence puisqu’il l’actue ; et pour la même raison il laisse dans chacun des étants des passiones qui se retrouvent analogiquement en tous : ce sont les cinq transcendantaux de la célèbre table du De veritate, auxquels nous ajoutons, avec le Pseudo-Denys, la beauté. L’essence actuée implique au contraire des propriétés qui peuvent être génériques ou spécifiques, mais qui sont toujours restreintes à une certaine région de l’étant : ce sont les catégories, considérées en tant qu’elles procèdent de la substance, qui est la première d’entre elles.
- Ce qui est crucial, dans cet itinéraire, c’est ce que nous pouvons appeler, à condition de bien comprendre l’expression, la différence onto-théologique. Dieu à part, l’étant est un étant parce qu’il a l’être, sans s’identifier à lui en tous sens : voilà la participation immanente de l’étant à l’esse qui le fonde ; et l’étant n’est un étant que parce qu’il reçoit cet esse de l’Ipsum esse subsistens qu’est Dieu : voilà la participation transcendante de l’étant fini à l’Être infini. Ces deux rapports de participation sont réels grâce à la causalité, divine et première d’abord, créée et seconde ensuite. Notre intelligence peut acquérir une certaine connaissance de ces rapports de participation et de causalité grâce à l’analogie, qui permet d’éclairer, au moins en partie, le statut logique de l’attribution en métaphysique. C’est pourquoi la science de l’étant en tant qu’étant requiert une explicitation de la participation, de la causalité, et de l’analogie.
Ces précisions liminaires nous permettent d’articuler la science de l’étant de la façon suivante, d’une manière qui reste pour l’instant purement spéculative.
1. L’étant en tant qu’étant, sujet de la métaphysique
1.1. In via inventionis
1.1.1. L’ens primum cognitum en tant qu’exercé par l’intellect en toute intellection
1.1.2. L’ens en tant qu’objectivé par le questionnement métaphysique : l’étant dans la dimension de l’être
1.2. In via iudicii
1.2.1. L’immatérialité de l’étant qui est le sujet de la métaphysique
1.2.2. La separatio de l’étant et sa place dans la classification des sciences théorétiques
2. Les principes de l’étant en tant qu’étant
2.1. In via inventionis
2.1.1. Systématisation et réduction préliminaires
2.1.1.1. La quadripartion systématique des sens de « étant » :
· étant par accident / étant par soi ;
· l’étant par soi dit selon les schèmes des catégories ;
· l’étant par soi comme vrai, le non-étant comme faux ;
· l’étant par soi comme acte et puissance.
2.1.1.2. Élimination et réduction des sens faibles de l’étant :
· élimination de l’étant par accident ;
· élimination de l’étant comme vrai ;
· réduction de l’étant dit selon les catégories à la substance ;
· réduction de l’étant comme acte et puissance à l’acte.
2.1.2. Première resolutio secundum rationem : les principes immanents de l’étant
2.1.2.1. Investigation de la substance
2.1.2.2. Investigation de l’acte et de ses modalités
2.1.2.3. Étude comparative de la substance et de l’acte :
· La substance comme essence-en-acte
· L’acte comme actualité de l’essence-en-acte
· Identité ou distinction ? Première ébauche de la composition réelle
2.1.3. Première resolutio secundum rem : Dieu, principe transcendant de l’étant
2.1.3.1. Les cinq voies
2.1.3.2. L’identité de l’essence et de l’acte en Dieu
2.2. In via iudicii
2.2.1. Clarification des notions d’ens, d’esse et d’essentia
2.2.2. La composition réelle de l’essence et de l’acte d’être dans l’étant fini
2.2.1.1. Les arguments antérieurs à la démonstration de l’existence de Dieu
· À partir de l’intelligibilité de l’essence
· À partir du principe « actus non limitatur nisi a potentia sibi realiter diversa »
2.2.1.2. L’argument propter quid postérieur à la démonstration de l’existence de Dieu
2.2.3. Le statut ontologique du suppôt
3. Les propriétés de l’étant en tant qu’étant
3.1. Les propriétés transcendantales, résultat de l’esse
3.1.1. La notion de transcendantal
3.1.2. Les cinq transcendantaux
3.1.2.1. Res
3.1.2.2. Unum
3.1.2.3. Aliquid
3.1.2.4. Verum
3.1.2.5. Bonum
3.1.3. Le problème du pulchrum
3.2. Les propriétés catégoriales, résultat de l’essence en acte
3.2.1. Le statut ontologique de l’accident
3.2.2. Étude des deux accidents méta-physiques
3.2.2.1. La qualité
3.2.2.2. La relation
4. Les implications de l’esse reçu dans l’étant
4.1. La participation
4.1.1. Élaboration préalable de la participation
4.1.1.1. La notion commune de participation
4.1.1.2. La participation prédicamentale
4.1.2. La participation transcendantale
4.1.2.1. La participation de l’ens per participationem à l’esse per essentiam
4.1.2.2. La participation du suppôt fini à l’esse
· L’esse et l’essence
· L’esse et le suppôt
4.1.2.3. La participation des accidents à l’esse de la substance
· L’esse et les formes accidentelles
· L’esse et l’opération
4.1.3. L’analogie, forme logique de la participation
4.2. La causalité
4.2.1. L’élaboration physique de la causalité
4.2.2. La causalité au niveau métaphysique
4.2.2.1. La causalité prédicamentale
4.2.2.2. La causalité transcendantale
4.3. Esse, essentia, ordo : le cercle de la causalité transcendantale
[1] Dans ce bloc-notes, nous traduirons habituellement ens par « étant », et esse par « être », voire « acte d’être », pour lever l’équivoque du français sur le mot être, qui peut désigner l’un et l’autre.