Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

mardi 5 octobre 2010

Précisions sur le fondement de la quatrième voie

            Dans notre précédent message, nous exposions, en substance, quatre points :
  1. Le nexus que met en œuvre la quarta via entre le magis et minus d’une part, et le maxime d’autre part, peut être interprété comme un rapport de participation entre un participant qui possède une perfection transcendantale selon le plus et le moins d’une part, et un participé qui la possède au degré maximum d’autre part.
  2. Ce rapport nous est accessible in via inventionis, ce qui veut dire que la considération du participant nous permet de découvrir sa dépendance vis-à-vis du participé.
  3. Ce lien de dépendance repose sur l’esse, qu’il faut comprendre, dans la phase de la métaphysique où prend place la quatrième voie, comme le principe d’actualité et de perfection ontologique de l’étant.
  4. Précisément parce que l’esse participant est un principe de réalité, et non pas seulement de connaissance, son rapport à l’Esse subsistant participé est un rapport de causalité réelle, et ne se limite pas à une mensuration idéale.
Nous voudrions revenir aujourd’hui sur chacun de ces points, pour exposer plus clairement l’interprétation de la via ex gradibus que nous entendons soumettre à nos lecteurs.

  1. Dans le De potentia, saint Thomas tire lui-même un parallèle entre les couples de magis et minus / maximum et participans / participatum :
lorsque quelque chose se trouve participé de diverses manières par plusieurs choses, il faut qu’il soit attribué à partir de ce en quoi il se trouve de la manière la plus parfaite à toutes les choses en lesquelles il se trouve de manière imparfaite. Car les choses qui sont dites positivement selon le plus et le moins le sont en fonction de la distance plus éloignée ou plus rapprochée qu’elles ont à quelque chose d’un[1].

Le rapport de mensuration qui unit les perfections graduées à leur maximum est donc un rapport de participant imparfait à participé parfait. Nous retrouvons à ce point l’exemple du feu, dont nous ne saurions trop souligner la valeur pédagogique. Mais il est vrai que la mensuration est un instrument de connaissance, au lieu que la participation implique une communication ontologique. Ne venons-nous pas, alors, de franchir indûment la frontière de l’intentionnel et du réel ? Dato non concesso que ce soit le cas, on devra tout de même nous accorder, au minimum, que le plus et le moins nous sont connus, lorsqu’il s’agit des qualités prédicamentales susceptibles d’intensité variable et surtout des perfections transcendantales qui seules nous intéressent ici, comme des « parties » séparées d’un « tout » auquel notre intellect ne peut pas ne pas les rapporter, quoi qu’il en soit du statut ontologique de ce dernier. Le Docteur Angélique relevait dès le Commentaire sur les Sentences que les degrés positif et comparatif du « bon » ou du « beau » se  disent par comparaison avec le superlatif correspondant[2].
  1. Dans un rapport de type mathématique, la connaissance de la mesure doit précéder celle du mesuré : je ne puis évaluer la distance qui me sépare de la place Saint-Pierre si je ne dispose pas d’une unité de mesure, en l’espèce le kilomètre ; et c’est pourquoi il est impossible, sur le registre de la quantité prédicamentale, de découvrir la mesure à partir du mesuré. Plusieurs commentateurs de saint Thomas ont estimé qu’il en allait de même en ce qui concerne les perfections transcendantales, de telle sorte que quatrième voie ne peut être suffisamment fondée sur la mesure[3], ou sur la participation en tant que celle-ci se présenterait d'abord comme une mensuration. Qu’en est-il ? Si nous nous élevons de la quantité à la première espèce de qualité, l’habitus, nous constatons déjà qu’il admet le plus et le moins, et cela de deux façons : un étudiant en mathématique participera plus ou moins qu’un autre à la science du professeur ; et celui-ci en pénétrera plus ou moins profondément l’objet propre au cours de sa carrière[4]. Cette double variation de l’habitus, du côté du sujet qui le possède et du côté de la forme spécificatrice, est pensée en rapport à un maximum que, peut-être, ni l’étudiant ni le professeur ne maîtriseront jamais, mais qui demeure toujours pour eux l'étalon sur la base duquel ils évaluent leurs connaissances respectives. Mutatis mutandis, il se passe quelque chose de semblable sur le registre transcendantal : nous appréhendons la bonté plus ou moins grande des choses en fonction d’un maximum de bien dont l’essence nous demeurera toujours cachée en cette vie, mais vers lequel notre intelligence ne peut pas ne pas tendre.
  2. Mais, nous objectera-t-on justement, ce maximum n’est-il pas alors une pure Idée régulatrice, au sens que Kant a donné à cette expression dans la Critique de la raison pure ? Ne sommes-nous pas en train de nous laisser séduire par la confusion entre un maximum idéal, qui ne sera jamais rien autre que la condition ultime de possibilité de notre connaissance intellective, et le maxime ens réel, qui est, lui, la cause de tous les étants ? C’est, en effet, l’équivoque où se meut la pensée, fascinante au demeurant, du P. Joseph Maréchal et de ses nombreux disciples allemands de la Maréchal-Schule, comme le P. Johann Baptist Lotz[5]. Pour eux, l’appréhension d’un objet fini n’est possible que par l’anticipation d’un horizon infini, qui doit être réel pour que notre vie intellectuelle ne devienne pas une passion inutile. Le risque est alors grand d’équiparer l’Ipsum esse subsistens à la totalité des possibles. Pour échapper à ce danger, il faut expliciter le fondement des perfections transcendantales : ce qui fait qu’une chose est bonne ou vraie, c’est son actualité ; mais l’actualité d’une chose, c’est son actualité d’être ; par conséquent, ce qui, dans les choses, est mesuré par un maximum sans être au maximum, c’est leur esse. L’esse est aux étants ce qu’est le feu aux corps chauds : ce qui donne l’être de façon à la fois effective et formelle, car il est à la fois acte et perfection : « hoc quod dico esse est actualitas omnium actuum, et propter hoc est perfectio omnium perfectionum »[6].
  3. La pertinence de la quarta via, telle que l'a pensée et rédigée saint Thomas, dépend tout entière de cet esse. C’est parce que celui-ci est à la fois principe de perfection et principe de réalité que sa relation au maximum est un rapport de dépendance causale, et non seulement la projection d’un maximum idéal. Cornelio Fabro l’explique ainsi dans une étude magistrale :
La seule formalité à laquelle la réalité soit due en vertu de sa position métaphysique originaire est l’esse, précisément parce que tout ce qui est, de quelque manière qu’il soit, aussi bien dans l’ordre réel que dans l’ordre formel, participe à l’esse, puisque l’acte intensif d’esse est à la fois, comme on l’a vu, l’acte premier et la plénitude de la perfection[7].

À partir de là, on aperçoit aussi clairement qu’il est possible l’« ordre des raisons » engagées dans la quatrième voie : le bien est dit plus ou moins bien en rapport à un maximum de bonté ; la racine ontologique du bien est l’acte d’être ; l’actualité limitée de l’esse fini renvoie à un maximum infini d’actualité ; l’esse fini est un principe réel, et non idéal ; donc le maximum auquel il renvoie est le principe de l’être du fini, et non un pur horizon idéal.


[1] QD De potentia, q. 5, a. 3, c : «cum aliquid invenitur a pluribus diversimode participatum oportet quod ab eo in quo perfectissime invenitur, attribuatur omnibus illis in quibus imperfectius invenitur. Nam ea quae positive secundum magis et minus dicuntur, hoc habent ex accessu remotiori vel propinquiori ad aliquid unum».
[2] Cf. Scriptum super libros Sententiarum I, d. 3, divisio primae partis textus : «Tertia ergo sumitur ratio per viam eminentiae in esse, et est talis. Bonum et melius dicuntur per comparationem ad optimum» ; «Quarta sumitur per eminentiam in cognitione, et est talis. In quibuscumque est invenire magis et minus speciosum, est invenire aliquod speciositatis principium, per cujus propinquitatem aliud alio dicitur speciosius».
[3] Cette position a été très bien développée par V. de COUESNONGLE, in «Mesure et causalité dans la “quarta via”», Revue thomiste 58 (1958) 55-75 e 244-284.
[4] Sur l’intensité de l’habitus, cf. ST Ia-IIae, q. 52, a. 1, c.
[5] Cf. par exemple J. B. LOTZ, «Seinsproblematik und Gottesbeweis», in Gott in Welt, Festgabe für Karl Rahner, vol. I., Herder, Freiburg i. B. – Basel – Wien 1964, 136-157.
[6] QD De potentia, q. 7, a. 2, ad 9. Ce locus est très connu ; mais on n’insiste peut-être pas assez sur le lien entre l’actualité et la perfection.
[7] C. FABRO, «Sviluppo, significato e valore della “IV via”», in Esegesi tomistica, [Cathedra sancti Thomae, 11], Pontificia Università Lateranense, Roma 1969, 379 : «L’unica formalità alla quale nella sua posizione metafisica originaria competa la realtà è lo esse, precisamente perché tutto ciò che è, tanto nell’ordine formale come in quello reale in qualunque modo sia, partecipa allo esse, perché l’atto intensivo di esse è a un tempo, come si è visto, l’atto primo e la pienezza della perfezione».

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