En peinture classique, les deux niveaux de sensibles par soi, c’est-à-dire en l’occurrence les couleurs et la figura, sont pensés en fonction d’une réalité intelligible, qui est le sens de l’œuvre, qu’il s’agisse du sens littéral immédiatement déchiffrable par le spectateur cultivé, ou du sens que j’oserais appeler spirituel, et qui est la visée profonde du tableau. Il s’établit ainsi une hiérarchie de significations, au sein de laquelle chaque degré inférieur est ordonné au degré supérieur, et reçoit de lui sa valeur dans l’ensemble. Ici aussi, nous voyons que la notion de participation, à laquelle nous avons dédié ce modeste bloc-notes, éclaire un domaine important de l’activité humaine, celui de la création picturale.
Nous voudrions illustrer cette thèse chez Nicolas Poussin, dont nous avons déjà mis en ligne plusieurs tableaux. Oskar Bätschmann nous fournit, pour cela, une hypothèse intéressante[1]. Il distingue en effet, dans les débuts de la carrière romaine du peintre, deux genres d’œuvres : celles qui mettent en scène un événement historique, ou supposé tel, et celles qui illustrent un mythe. L’enlèvement des Sabines est un excellent exemple du premier:
Nicolas Poussin, L'Enlèvement des Sabines, 1633 - 1634 environ. New York, Metropolitan Museum. |
En haut à gauche, et au premier plan, nous voyons Romulus, en tunique écarlate, donnant le signal de l’assaut ; symétriquement, la basilique d’Albe élève ses pilastres au fond à gauche. L’esplanade intermédiaire est livrée à la lutte la plus véhémente. On est frappé en particulier par le mouvement centrifuge qui repousse les personnages vers les deux côtés extérieurs, ainsi que par la confusion des figures, dont aucune n’apparaît de façon claire et totale. Mais soulignons, par-dessus tout, qu’aucun élément identifiable ne se laisse voir au centre ; même la vieille femme éplorée et ses deux enfants n'ont aucun rôle significatif au milieu du premier plan, qui est ainsi comme vidé de sens, malgré ou plutôt à cause de la saturation de l’espace.
À cette dispersion de la figura vers les côtés s’oppose, dans les tableaux de type mythologique, sa concentration au milieu de la perspective, et sa configuration triangulaire, symbole traditionnel de perfection. C’est ce qui apparaît dès le premier regard dans Numa Pompilius et la nymphe Égérie :
Nicolas Poussin, Numa Pompilius et la Nymphe Egérie, entre 1631 et 1633. Chantilly, Musée Condé. |
Le deuxième roi de Rome, dont les emblèmes sont la couronne et le rameau d’olivier, s’approche de la nymphe, qui tient symboliquement une amphore, pour en écouter les conseils. Un troisième personnage - que les spécialistes de Poussin n'ont pas vraiment identifié - joue de la flûte à l’arrière du premier plan, et forme un triangle avec les deux autres. On retrouve les trois couleurs pures, le manteau de la nymphe étant bleu, la tunique du roi jaune, et le vêtement du troisième personnage rouge ; mais Numa Pompilius porte une toge blanche, ce qui évoque le caractère sacré de sa fonction aussi bient que de la rencontre. L’arbre forme comme un demi-cercle protecteur au-dessus de la scène, tandis que l’arrière-plan forme une autre série de triangles qui s’équilibrent mutuellement. Il en résulte une grande harmonie, qui rend bien une forme de sacré qui procède de la nature, à la différence du sacré chrétien, dont nous parlerons une prochaine fois. Signalons encore une analyse de ce tableau un peu sommaire peut-être, mais utile, ici: http://crdp.ac-amiens.fr/chantilly/PDF/Pompilus.pdf .
[1] Cf. O. Bätschmann, Poussin, Dialectiques de la peinture, trad. fr. de C. Brunet, Paris, Flammarion, 1994, 73-82.
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