Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

lundi 10 janvier 2011

Le testament d'Eudamidas

            Nicolas Poussin était, nous le savons avec certitude, un lecteur assidu de Montaigne ; et chacun se rappelle quel prix le grand Bordelais, fidèle en cela à l’humanisme grec et chrétien, accordait à l’amitié. Aristote y voyait la fin immanente du bien vivre, de manière subordonnée à la contemplation des choses divines, qui en est la fin transcendante.
Au livre premier des Essais, un épisode tiré de Lucien de Samosate nous révèle la nature sublime de ce qui est bien plus qu’un sentiment :

Eudamidas Corinthien avoit deux amis, Charixenus Sycionien, et Aretheus Corinthien : venant à mourir estant pauvre, et ses deux amis riches, il fit ainsi son testament : Je legue à Aretheus de nourrir ma mere, et l'entretenir en sa vieillesse : à Charixenus de marier ma fille, et luy donner le doüaire le plus grand qu'il pourra : et au cas que l'un d'eux vienne à defaillir, je substitue en sa part celuy, qui survivra. Ceux qui premiers virent ce testament, s'en moquerent : mais ses heritiers en ayants esté advertis, l'accepterent avec un singulier contentement. Et l'un d'eux, Charixenus, estant trespassé cinq jours apres, la substitution estant ouverte en faveur d'Aretheus, il nourrit curieusement cette mere, et de cinq talens qu'il avoit en ses biens, il en donna les deux et demy en mariage à une sienne fille unique, et deux et demy pour le mariage de la fille d'Eudamidas, desquelles il fit les nopces en mesme jour[1].

Voici donc un pauvre soldat de Corinthe, qui n’a rien, et qui « lègue » à l’un de ses riches amis sa mère veuve, pour qu’il la nourrisse, et à l’autre sa fille démunie, pour qu’il la dote, demandant à chacun d’assumer l’ « héritage » de l’autre, si celui-ci venait à décéder. C’est ce qui se passa, et le second des héritiers assuma les deux charges qu’il avait reçu en leg.
            Le sens de ce récit est aussi simple que profond. Dans la véritable amitié, si rare, l’ami ne recherche plus son bien, mais celui de l’aimé :

l'union de tels amis estant veritablement parfaicte, elle leur faict perdre le sentiment de tels devoirs, et haïr et chasser d'entre eux, ces mots de division et de difference, bien-faict, obligation, recognoissance, priere, remerciement, et leurs pareils. Tout estant par effect commun entre eux, volontez, pensemens, jugemens, biens, femmes, enfans, honneur et vie : et leur convenance n'estant qu'une ame en deux corps, selon la tres-propre definition d'Aristote, ils ne se peuvent ny prester ny donner rien[2].

Ici, l’aimé est à la dernière extrémité, et il doit pourvoir à une dernière nécessité, celle de procurer le pain quotidien de sa mère et d’empêcher que sa fille ne puisse se marier faute de dot. L’amité fait que celui des deux amis qui survivra à l’aimé s’empresse d’exécuter le testament. C’est alors comme si l’union des cœurs et des volontés, si intime qu’elle a quelque chose de substantiel, survivait à la mort, et c’est pourquoi cet apologue illustre si parfaitement ce qu’est l’amitié.
            Poussin a voulu représenter, dans un tableau peu connu sans doute du grand public, l’instant où les deux amis assistent l’agonisant étendu sur son lit de mort, tandis que l’un d’eux prend note du « testament », et que la mère et la fille semblent abîmées dans le désespoir. L’œuvre est d’autant plus poignante que l’expression des sentiments reste contenue.

Nicolas Poussin, Le Testament d'Eudamidas, entre 1643 et 1644.
Copenhague, Statens Museum for Kunst.
Dans la moitié gauche de la scène, les trois amis forment un triangle, dont l’angle extérieur est occupé par le coussin pâle et la tête du mourant. Les manteaux bleu et jaune des deux légataires et celui d’Eudamidas, écarlate, attirent l’attention par leurs couleurs pures, qui contrastent avec la peau sombre, terreuse déjà, du soldat de Corinthe. Ce petit triangle est lui-même inséré dans un autre, qui structure l’ensemble du tableau, et qui est formé par le sol, la ligne qui remonte du côté inférieur gauche jusqu’au sommet de la toile, au-dessus de l’épée et du bouclier, et qui redescend à droite le long d’une ligne qui passe le long du corps de la fille de l’agonisant. Le sens est très clair : l’union d’amitié qui liait Arétée et Charixène à Eudamidas, et que la mort s’apprête à rompre, survivra aux deux derniers, et se continuera et même s’étendra, en quelque sorte, par les secours qu’Arétée prêtera à la mère et à la fille du défunt. La symbolique des côtés souligne aussi bien la séparation que son dépassement dans l’amour : Eudamidas quitte ce monde à gauche du tableau, et sa fille, qui pourra se marier grâce à la dot que lui donnera Arétée, se trouve à droite.
            Nous retrouvons ici le thème de la participation opérative, qui s’accomplit dans la liberté dont l’amitié est la plus haute réalisation, et qui, pour nous chrétiens, n’est pas détruite, mais plutôt accomplie, par la souffrance et la mort. Cette amitié a nom charité[3].
                 Nos lecteurs trouveront quelques informations complémentaires sur ce tableau ici:


[1] MontaigneEssais, l. I, ch. 27. Cf. Lucien de Samosate, Toxaris ou l’Amitié, in Œuvres complètes, trad. fr. E. Talbot, Paris, Hachette, 1912, n. 22-23 : « Eudamidas de Corinthe avait pour amis Arétée de Corinthe et Charixène de Sicyone. Ces deux derniers étaient riches, tandis qu'Eudamidas était fort pauvre. En mourant, il fit un testament, qui peut paraître ridicule à bien des gens, mais qui, je n'en doute pas, aura l'approbation d'un homme de bien, honorant, comme toi, l'amitié et combattant maintenant pour en obtenir le prix. Ce testament était conçu en ces termes : "Je lègue à Arétée ma mère à nourrir et à soigner dans sa vieillesse ; à Charixène, ma fille à établir avec une dot aussi belle que le lui permettra sa fortune." Or, la mère d'Eudamidas était déjà vieille et sa fille en âge d'être mariée. "Si l'un des deux vient à mourir, ajoutait-il, que l'autre prenne la place du défunt." Quand on fit lecture de ce testament, tous ceux qui connaissaient la pauvreté d'Eudamidas, mais qui ignoraient l'amitié qui le liait à ces deux hommes, s'amusèrent de cette affaire, et s'en allèrent en riant. On disait : "Quel bonheur pour Arétée et pour Charixène de recevoir un si bel héritage et de faire honneur au legs d'Eudamidas ! Vivants, ils ont un mort pour héritier." Mais à peine nos légataires ont-ils connu ce qui leur a été laissé, qu'ils accourent, et demandent la délivrance de leur part de succession. Cependant Charixène meurt cinq jours après : alors Arétée, se montrant le plus généreux des héritiers, prend la part léguée à Charixène. Il nourrit la mère d'Eudamidas, et quelque temps après marie sa fille. De cinq talents qu'il possédait, il en donna deux à celle-ci et deux à sa propre fille, et voulut que leur mariage fût célébré le même jour ».
[2] Montaigne, loc. cit.
[3] Cf. Sum. theol. IIa-IIae, q. 23 a. 1.

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