Tous les thomistes savent que le problème du desiderium naturale videndi Deum est l’un de ceux qui divisent le plus les disciples du Docteur Commun. Pour notre compte, nous pensons qu’Étienne Gilson, en cette question comme en plusieurs autres, a bien compris et analysé la doctrine de saint Thomas, telle qu’elle ressort de ses textes explicites[1]. Voici un extrait qui va droit au nœud de la question:
A l’objection : l’homme ne peut pas avoir le désir naturel de voir Dieu, puisqu’il n’a pas les moyens naturels de le satisfaire, « parce qu’il est impossible qu’un désir naturel soit vain, comme ce serait le cas s’il n’était pas possible de parvenir à intelliger la substance divine, que tous les esprits ont le désir naturel de voir, il faut nécessairement dire qu’il est possible que la substance divine soit vue par l’intellect et dans les substances intellectuelles séparées, et dans nos âmes » ([Contra Gentiles] III, 51, 1).
Ce seul texte devrait suffire à régler la controverse, en tant du moins que le sens authentique de la doctrine thomiste est ici en cause. Il s’agit bien d’un désir naturel de voir la substance divine (naturale desiderium), que toutes les pensées (mentes) désirent naturellement voir (quod naturaliter omnes mentes desiderant), et il s’agit bien de montrer pourquoi ce désir naturel n’est pas vain, bien qu’il soit incapable de se satisfaire par des moyens naturels. Ainsi, l’argument massif des aristotéliciens contre la possibilité d’un tel désir naturel est, chez saint Thomas, la preuve même que ce désir doit être possible. Puisque notre désir naturel de voir la substance divine ne peut pas être vain, c’est donc qu’il ne l’est pas[2].
Si nous voulions formaliser la position du célèbre médiéviste, nous dirions que, pour lui comme pour l’Aquinate qu’il interprète :
- Il est un désir naturel de voir Dieu qui est inné, c’est-à-dire qui précède la connaissance actuelle des étants et de leur cause suprême, mais que celle-ci révèle.
- Ce désir naturel de voir Dieu a pour fin la substance divine en elle-même, et non pas Dieu comme cause première ou encore la beatitudo in communi ;
- il a pour sujet le mens, c’est-à-dire les deux facultés supérieures de l’âme, intellect et volonté ;
- il exprime la fin ultime de la nature spirituelle, sans être toutefois, à proprement parler, sa fin naturelle, car elle n’a pas naturellement les moyens d’accéder à la vision béatifique, qui résulte d’un don entièrement gratuit[3].
Comme on le sait, cette interprétation, obvie pour qui lit les textes de saint Thomas sur ce problème, en particulier le troisième livre de la Summa contra Gentiles, a été obscurcie par trois grands commentateurs dominicains du XVIème siècle :
- Pour Tommaso de Vio cardinal de Gaète, c’est-à-dire Cajétan[4] (1468-1534), il n’y a pas de désir de la vision béatifique, qui serait naturel en tant qu’il s’enracinerait dans la nature même de la créature spirituelle, mais une velléité qui ne peut survenir qu’après que Dieu a produit dans le monde des effets surnaturels.
- Francesco Silvestri de Ferrare[5] (1474-1528) reconnaît l’existence d’un désir naturel de Dieu, qu’il situe dans la volonté, et dont il restreint le terme à la connaissance de la cause première en tant que telle, à l’exclusion de Dieu en lui-même.
- Domingo Báñez[6] (1528-1604) concède que le désir porte sur Dieu en lui-même et qu’il provient de la nature, mais il le conçoit comme élicite, conditionnel et inefficace : élicite, parce qu’il requiert une connaissance préalable de l’existence de Dieu ; conditionnel, parce que, en tant même que désir, il s’exprime par un « je voudrais », et non point un « je veux » ; inefficace, parce que la nature ne dispose d’aucun moyen de le réaliser (cette dernière caractéristique est partagée par tous les auteurs catholiques, sous peine de pélagianisme).
La racine de ces doctrines très restrictives du désir de voir Dieu, qui constituent autant d’exégèses forcées du texte thomiste, se trouve un axiome d’inspiration matériellement aristotélicienne, mais d’origine explicitement averroïste, que Cajétan formule ainsi :
Non enim videtur verum quod intellectus creatus naturaliter desideret videre Deum : quoniam natura non largitur inclinationem ad aliquid, ad quod tota vis naturae perducere nequit[7].
C’est pour cette raison que les trois auteurs mentionnés s’emploient à nier d’une manière ou d’une autre ce que saint Thomas affirme pourtant de la manière la plus claire :
Supra probatum est quod omnis intellectus naturaliter desiderat divinae substantiae visionem[8].
Comment des lecteurs attentifs, doués d’une grande puissance spéculative, en sont-ils arrivés là ? Ce problème historique mériterait une investigation systématique dans sa méthode, et bien sûr apaisée dans son esprit. Nous ne voulons ni ne pouvons l’entreprendre ici. En revanche, nous voudrions faire connaître à nos lecteurs un texte moins cité d’un autre dominicain du XVIème siècle, Domingo de Soto (1495-1560), qui va dans le sens opposé. Connu surtout comme l’un des grands maîtres salamantins du droit naturel[9], Soto fut aussi peritus au Concile de Trente, et participa à l’élaboration du décret sur la justification, problème pour lequel il écrivit un ouvrage intitulé De natura et gratia ad sanctum Concilium Tridentinum[10]. Au chapitre IV du premier livre, il nous offre une dissertation sur le problème du surnaturel, qui prend le contrepied de l’axiome invoqué par Cajétan. Sa solution peut être ramassée dans les quatre thèses suivantes :
- Il existe un pondus naturae de l’esprit créé vers la béatitude, antérieur à la connaissance naturelle de Dieu aussi bien qu’à la foi surnaturelle en la Révélation.
- Cet appétit naturel incline ultimement l’homme à la vision béatifique, ce que prouve l’insatisfaction où le laisserait tout autre objet.
- Soto ne tranche pas explicitement, ici, la question du sujet spécifique de ce pondus ; mais l’ensemble du passage se rapporte à la volonté plutôt qu'à l'intellect.
- La fin dont cet appétit est le signe est dite finis naturalis, au motif que nous la désirons naturellement, bien que, évidemment, nous ne pouvons absolument pas la conquérir par l’exercice de nos facultés naturelles[11].
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Soto, Domingo de, o.p., De natura et gratia ad sanctum Concilium Tridentinum. Salmanticae, 1566.
Cap. IV, 10b – 12a
At vero obviam hic forsan nobis quispiam venit, quod felicitas illa suprema, finis sit potius noster dicendus naturalis, quam supernaturalis. Finis enim naturalis cuiusquam rei est, in quem appetitus naturalis propensius tendit: appetitus autem naturalis noster inclinatur et fertur in illam inaestimabilem felicitatem : quia illuc usque quiescere non potest: ergo est finis noster naturalis. Sunt in schola etiam S. Thomae, qui super q. 12 primae partis distinguunt, quo modo finem illum appetat homo naturaliter. Nam si homo, aiunt, consideretur in suis naturalibus ante lumen fidei, falsum est quoniam nec potest naturaliter cognosci, neque appetitus ferri in incognitum. Si tamen consideretur perfusus lumine fidei, scopum illum iudicantis, tunc verum est, humanum appetitum continuo illuc naturaliter intendere. Isti verumtamen huc ferme declinant, quod sit finis ille supernaturalis. Etenim si non potest ab homine concupisci ex suis naturalibus, nisi praehabita cognitione supernaturali, potius censetur supernaturalis finis, quam naturalis. Et tamen non enervant efficaciam argumenti. Nam quamvis (ut terminis scholarium utamur) nequeat homo actu elicito cupere illum finem, nisi praevia cognitione fidei ipsum revelantis, si tamen appetitio accipiatur pro inclinatione ipsa, et pondere naturali (quemadmodum grave, dum quiescit, appetit centrum mundi) profecto appetitus naturalis omnium hominum, etiam illorum, quibus lux fidei nondum illuxit, suapte natura illuc fertur. Cuius firmum testimonium est, quod quantocumque potiatur homo optato bono in rebus conditis, nullibi tamen quietus est, esseve potest, quoad aeterna illa visione fruatur. Unde confessio illa Augustino in mentem venit, Fecisti nos Domine ad te, et inquietum est cor nostrum, donec perveniat ad te.
Profecto ita censeo, quod finis ille simpliciter sit nobis naturalis. Neque definierim finem naturalem esse illum, quem possimus naturaliter assequi, sed illum, quem appetimus naturaliter. Et quamvis non valeamus naturaliter pernoscere illud esse summum bonum, quo beandi, satiandique sumus, inquietudo tamen ipsa humani animi, nullibi citra illum statum requiescentis, fidem abunde facit, illum esse finem nostrum naturalem. Alias nullus esset ultimus finis appetitus humani: quod esset dictu absurdum. Inest ergo nobis a natura appetitus ad formam. Attamen differt, quod materia sub nulla quiescit forma, quin aliam appetat: animus vero noster nullo contentus est bono, citra illud summum: in quo tandem requiescit. Huius videtur esse opinionis Scot. In 4 [Sent.] d. 49 q. 10 ubi ait, quod appetitus naturalis semper et perpetuo et summe fertur in summam beatitudinem in particulari: licet actu elicito id non possit citra supernaturalem cognitionem. Et eadem est (ni fallor) sententia Sanct. Thom. eadem quaest. 12 citata, articulo 1, ubi ait, quod inest homini naturale desiderium cognoscendi causam, cum intuetur effectum: et ex hoc admiratio in hominibus consurgit. His enim verbis edocet, perspectis effectibus, naturale desiderium nostrum excitari intuendae in se causae. De illa enim cognitione per essentiam erat illic sermo. Et 3. Contra Gent. Capit. 50 multoties confirmat, inane esse desiderium naturale, nisi Deum homo videre potest. Quin adiecerim ego desiderium illud naturae nostrae, quod in prologo Metaphysicae agnovit Aristot. ubi ait: Omnis homo naturaliter scire desiderat; illud omnino expletum iri (ut est in Propheta) ubi apparuerit gloria Dei. Ut ergo rem concludamus, haud negandum est, finem illum esse nobis naturalem respectu appetitus, sed est nihilominus, si assecutionem eius spectes, supra vires naturae nostrae.
At vero est adversus hanc sententiam argumentum minime debile. Nemini unquam natura ad finem aliquem appetitum ingeneravit, cui non simul sufficerit organa et potiundi facultatem, ut oculate cernere est in animalibus, ubi sua sunt cuique fini et operi destinata membra. Unde Aristot. in 2 Caeli, Si haberent, inquit, coelestes orbes vim progressivam, natura dedisset eis organa opportuna. Cum ergo homo a natura non habeat virtutem, et potestatem promerendae, adipiscendaeque illius beatitudinis, consequens fit, ut neque habet naturalem appetitum. Alias hominem fecisset prae inferioribus creaturis truncum et mancum, atque adeo peius cum eo egisset, quam cum caeteris.
Ad hoc autem facile respondetur, magis exinde effulgere celsitudinem humanae naturae: quod cum nulla possit esse natura creata, quae ulla sit proportione ad asequendam felicitatem illam, quae exuperat omnem sensum: nihilo secius angelica et humana ad imaginem Dei conditae, illum haberent pro fine ultimo: et ubi natura nostra deficiebat, illic praesto esset nobis Deus, paratissimus subvenire, nisi nos ipsi renuerimus. Porro si verum est dictum Aristot. 3 Ethicor. quod ea quae per amicos possumus, per nos quodam modo possumus, non est cur non dicamus, nos etiam posse et amicitiam cum Deo inire, et eius perfrui conspectu: siquidem tam nobis Deus promptus est, per Christum servatorem nostrum suppetias ire. Neque illud Aristot. in lib. De Ceolo, contra nos facit: tum quia non dicit, quod si orbes coelestes haberent inclinationem ambulandi, haberent organa, sed si haberent vim: in nobis autem non est abunde vis ad beatitudinem illam, sed inclinatio; tum etiam, quia ipse nihil de mysteriis fidei supernaturalibus novit.
Igitur ut dictorum epilogum faciamus, qui causam originalis iustitiae inspicere optat, qui hominis lapsi orbitatem et impotentiam, qui gratiae denique necessitatem in sua radice perpendere, haec tria asserta de homine in puris naturalibus ante oculos constituat. Nempe quod nudae naturae hominis potestas est, quavis semota culpa et gratia, per generale auxilium bonum aliquod in genere morum naturale facere: quoniam animal est rationale: non tamen valet diu in eiusmodi bono durare, quin saepe cadat, propter pugnam sensualitatis, et corporis imbecillitatem. Nihil tamen prorsus potest, vel facere, vel velle, vel cogitare, quod in meritum amicitiae aut gloriae Dei, propter infinitam eius excellentiam. Quin vero tertium hoc fundamentum, quamquam ratione hac naturali supra enixi simus fulcire, minoris tamen est certitudinis, quam ratio ulla naturalis. Ob id, cuiuscumque sit ratio ponderis, hoc tamen fixum est christianis et firmum, tanquam fides catholica. Puta quod in divinum consortium nemo, nisi gratuita eius bonitate, admittitur: iuxta illud, Nemo potest venire ad me, nisi Pater meus traxerit eum. Et, Gratia estis salvati per fidem, et hoc non est ex vobis: Dei enim donum est. Et id gens plurima, quae cap. ult. 2 lib. copiosius congesta dilucidavimus.
[1] Cf. É. Gilson, Sur la problématique thomiste de la vision béatifique, in « Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen-Âge » 31 (1964), 67-88, repris in Autour de saint Thomas, Paris, Vrin, 1983, 59-80.
[2] É. Gilson, art. cit., 72 (Vrin, 64).
[3] É. Gilson, art. cit., 81 (Vrin, 73) : « Le désir de voir Dieu est naturel à l’homme, la béatitude est donc la fin de sa nature, mais saint Thomas ne dit pas, ipsissimis verbis, qu’elle soit sa fin naturelle ».
[4] Cf. les « Commentaria Cardinalis Caietani » dans l’édition léonine de la Summa theologiae, t. 4, I, q. 1, art. 1, n. viii-x ; q. 12, art. 1, n. ix-x.
[5] Cf. les « Commentaria Ferrariesnsis » dans l’édition léonine de la Summa contra Gentiles, t. 24, III, c. 51, n. iii-iv.
[6] Cf. D. Báñez, Scholastica commentaria in Primam Partem Summae Theologicae S. Thomae Aquinatis, vol. I, De Deo Uno, éd. L. Urbano, Madrid – Valence, Editorial f.q.d.a., 1934, 249a – 250b.
[7] Cajétan, In I, q. 1, art. 1, n. ix.
[8] Contra Gentiles III, c. 57, n. 3.
[10] Nous le citerons d’après l’édition posthume de Salamanque, parue en 1566, et révisée par l’auteur. Il faut ici que nous remercions M. Michele Zennaro, qui a eu la grande obligeance d’imprimer pour nous le texte numérisé, et de revoir notre transcription.
[11] Sur ce point, nous préférons bien sûr la remarque de saint Thomas lui-même, in Summa theologiae I, q. 62, a . 1 : « haec beatitudo non est aliquid naturae, sed naturae finis », qui corrobore l’observation d’Étienne Gilson.