Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

dimanche 15 mai 2011

Nicolas Poussin, « La ronde de la vie humaine »

            Durant ce qu’il est convenu d’appeler l’âge baroque, qui fut pour la France, même à l’extérieur d’elle-même, le grand âge classique, les beaux arts s’ordonnent autour de deux centres, la maison de Dieu, et celle du prince, comme l’a bien montré Hans Sedlmayr dans un ouvrage, Die Verlust der Mitte, c’est-à-dire « la perte du centre », dont il n’existe hélas pas de traduction française[1]. Ces deux centres font à leur tour référence à deux cultures : celle qui naît de de la foi théandrique en Jésus-Christ, et celle qui se relie à l’humanisme gréco-romain, et notamment à sa mythologie.
            Cette dernière n’est pas seulement, pour les artistes et les écrivains de cette époque, une source presque inépuisable de sujets à exploiter, mais elle se présente aussi comme une sorte d’anthropologie chiffrée, qui recèle toute une réflexion sur la nature et la condition humaines que, par la suite, les grandes fresques d’un Balzac ou d’un Thomas Mann, ou encore les sciences humaines du XXème siècle, nous ont fait quelque peu oublier. Dans le domaine de la peinture, cette dimension est particulièrement manifeste dans cet extraordinaire tableau de Poussin que les Anglais ont intitulé The Dance to the Music of Time, ce que nous pouvons traduire « La ronde de la vie humaine ».
Au premier plan, quatre personnages dansent en cercle une ronde ; comme ils sont tournés vers l’extérieur, aucun d’eux ne regarde les autres, en même temps que, se tenant par les mains, chacun est entraîné par les autres: admirable métaphore de la solitude réelle dans la communication apparente. À droite de la scène on aperçoit la Pauvreté,  les pieds nus, vêtue d’une robe décolletée et d’un turban des plus simples, expressions de son dénuement ; elle donne la main à la Peine (ou au Labeur, mais il s’agit d’une figure féminine), qui est chaussée, et dont les cheveux sont noués en tresse, comme il sied à une femme occupée à quelque travail ; puis vient l’Opulence, chaussée elle aussi, dont les cheveux sont en partie dénoués, mais dont la tête s’orne d’une couronne ; enfin le cercle se referme sur une figure masculine aux pieds nus, l’Otium, le « loisir » des hommes cultivés de l’Antiquité, couronné des lauriers du poète. L’allégorie est très parlante : la pauvreté oblige l’homme au travail, qui lui procure la richesse, au moyen de laquelle il peut s’adonner aux activités supérieures des lettres et des arts. Dans la cité, l’activité et la richesse se voient aisément, au lieu que la pauvreté reste normalement discrète, et que le loisir des ριστοι, des esprits supérieurs, ne se montre pas au grand nombre. À l'écart, d’une certaine façon, du mouvement de la vie sociale dans lequel il semblent insérés, la pauvreté et le loisir n’ont pas besoin de chaussures. Le choix des couleurs peut surprendre dans un premier moment, surtout en ce qui concerne l’Otium, vêtu d’une toge entre le vert et le marron, c’est-à-dire de teintes sombres et impures, alors que l’on s’attendait peut-être à ce qu’il fût représenté dans la palette blanc – jaune – bleu, c’est-à-dire avec des couleurs apolliniennes, qui sont en revanche attribuées aux personnifications de la vie active, Labeur et Richesse. Il y a là, pourtant, une grande vérité. Si l’on considère, en effet, que le Loisir est la dernière des figures de la ronde, alors on comprend qu’elle sera suivie de la mort, et de l’inhumation du corps qui, un instant, avait participé à la félicité de l’âme : d’où la nuance presque funèbre du vêtement que porte ce jeune homme. En effet, l’otium de la sagesse classique ne peut qu’engendrer une profonde mélancolie : comme Montherlant, Poussin semble nous dire que « tout ce qui est atteint est détruit ». Tout n’est-il pas soumis, ici-bas, à la loi inexorable du Temps, dont le peintre a multiplié les symboles ? Il l’a d’abord personnifié, tout à fait à droite, sous les traits d’un vieillard ailé, au crâne dégarni, qui guide au son de sa lyre la ronde de cette vie, illusoire au fond, puisque, si l’un des deux putti joue avec un roseau percé, l’autre regarde le sablier qui marquera la fin du morceau, c’est-à-dire la mort, avant que d’autres danseurs ne succèdent à ceux qu’il nous est maintenant donné de voir. Cette vie n’est donc qu’un passage, comme nous en avertit le buste de Ianus bifrons, le dieu du seuil, dont l’un des profils est celui d’un iuuenis, et l’autre celui d’un senex. Le ciel aussi, partiellement serein et partiellement orageux, semble assujetti à cette dualité sans fin. Quant à Apollon, dieu du soleil, de la musique et de la poésie, il trône sur son quadrige ; déroulant de ses deux bras tendus le cycle du zodiaque, il est décidément indifférent aux mortels, et d’abord aux poètes ou aux peintres  - dont Poussin lui-même -  qui s’astreignent à en chanter les beautés. Une nature automnale complète cette méditation sur la vanité de notre condition. Elle serait sans remède si le mystère pascal du Christ crucifié et ressuscité n’était pas venu fermer définitivement le cycle sans fin du cosmos grec, et ouvrir les portes de l’espérance.

Nicolas Poussin, La Danse sur la musique du temps, vers 1640.
Londres, The Wallace Collection.

Nicolas Poussin, La Danse de la vie humaine, vers 1640.
Édimbourg, National Gallery of Scotland.



[1] Cf. H. Sedlmayr, Die Verlust der Mitte, Die bildende Kunst des neunzigsten und zwanzigsten Jahrhunderts als Symptom und Symbol der Zeit, Salzbourg, Otto Müller Verlag, 1998.

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