« Ainsi, au bout de dix ans qu’Abram résidait au pays de Canaan, sa femme Saraï prit Agar l’Égyptienne, sa servante, et la donna pour femme à son mari, Abram. Celui-ci alla vers Agar, qui devint enceinte. Lorsqu’elle se vit enceinte, sa maîtresse ne compta plua à ses yeux. Alors Saraï dit à Abram : “Que l’injure qui m’est faite retombe sur toi ! J’ai mis ma servante entre tes bras, et, depuis qu’elle s’est vue enceinte, je ne compte plus à ses yeux. Que Yahvé juge entre moi et toi !” Abram dit à Saraï : “Eh bien, ta servante est entre tes mains, fait-lui comme il te semblera bon.” Saraï la maltraita tellement que l’autre s’enfuit de devant elle.
L’Ange de Yahvé la rencontra près d’une certaine source au désert, la source qui est sur le chemin de Shur. Il dit : “Agar, servante de Saraï, d’où vient-tu et où vas-tu ?” Elle répondit : “Je fuis de devant ma maîtresse Saraï” L’Ange de Yahvé lui dit : “Retourne chez ta maîtresse et sois-lui soumise.” L’Ange de Yahvé lui dit : “Je multiplierai beaucoup ta descendance, tellement qu’on ne pourra pas la compter.” L’Ange de Yahvé lui dit :
“Tu es enceinte et tu enfanteras un fils, et tu lui donneras le nom d’Ismaël, car Yahvé a entendu ta détresse.
Celui-là sera un onagre d’homme,
Sa main contre tous, la main de tous contre lui,
il s’établira à la face de tous ses frères.”[1] »
De cette scène vétéro-testamentaire, Claude Lorrain a choisi de représenter l’instant précis où l’Ange ordonne à la servante Agar de retourner auprès de sa maîtresse, ce pourquoi il lui montre de la main droite, celle qui commande, l’oppidum au sommet d’une colline escarpée où, vraisemblablement, se trouvent Abram et Saraï. La composition est des plus équilibrées. L’épisode se déroule sur un terre-plein au premier plan, à côté d’un étang qui figure la source du texte biblique. Il est entouré de trois arbres qui délimitent nettement, par rapport à la totalité du tableau, le lieu de l’événement, l’un à gauche, et les deux autres à droite, très légèrement en retrait vis-à-vis du premier, ce qui anticipe l’effet de profondeur créé par la rivière, qui occupe le moyen plan, et remonte à l’arrière-plan, qu’un pont sépare du reste, et que trois triangles montagneux referment en s’échelonnant. Quelques bœufs et une barque concrétisent, s’il était besoin, cet environnement champêtre. Agar en robe bleu roi et l’Ange aux ailes blanches frappent immédiatement l’attention, mais sans créer aucun effet de contraste avec la douce tonalité bleu vert de l’ensemble.
Trois plans, trois arbres, trois montagnes, un pont tripartite : tous les ryhmes de l’œuvre sont marqués d’un parfait classicisme. On se demandera alors quelle place revient encore à la scène que ce tableau est censé illustrer, pour ne rien dire de sa signification historique ou transcendante, puisque le récit de la Genèse nous parle aussi de la postérité d’Agar, c’est-à-dire des peuples arabes. Le grand Lorrain serait-il, en définitive, insensible au sujet de ses œuvres, comme tant de critiques sont portés à l’affirmer ? Oui et non. Les thèmes, bibliques ou mythologiques, sont habituellement insérés, chez Claude, dans un univers à trois composantes : des humbles, bergers, manouvriers ou pêcheurs qui vaquent à leurs travaux de chaque jour ; un paysage voué à la noblesse et à l’harmonie des formes, des couleurs et des éléments, qu’il soit agreste, urbain ou portuaire ; et surtout la lumière solaire, parfois éclatante et parfois plus tamisée, comme c’est ici le cas, mais toujours royale. Le récit, quant à lui - le μύθος dont la Poétique d’Aristote apprend aux écrivains et aux peintres qu’il est la plus importante des parties de la tragédie ou du tableau – semble s’inscrire entre l’indifférence des hommes, et la beauté du site transfiguré par la lumière. Ne serait-ce pas parce que l’événement résulte justement, sous une forme ou sous une autre, de la rencontre entre le dessein providentiel et surtout sapientiel de Dieu d'une part, symbolisé par la lumière, et l’aliénation des hommes d'autre part, que le poids du travail quotidien, conséquence du péché, rend inévitable pour le grand nombre, mais dont le message sacré vient nous annoncer la fin ? Si tel est bien le cas, alors on a grand tort de voir en Claude Lorrain un précurseur de William Turner.
Claude Lorrain, Paysage avec Agar et l'Ange, 1646. Londres, National Gallery. |
Vous trouverez ici la liste des tableaux et des dessins de Claude Lorrain que nous avons présentés sur ce blog, et que nous avons disposée selon l’ordre chronologique de la vie du peintre :
http://participans.blogspot.fr/2012/07/regards-sur-quarante-tableaux-ou.html
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