Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

samedi 30 novembre 2013

Ludwig Giesecke: Die Nachtreise - zeitmässige Betrachtung

Die Nachtreise
bekannt als Beresina-Lied

Unser Leben gleicht der Reise
Eines Wandrers in der Nacht;
Jeder hat in seinem Gleise
Etwas, das ihm Kummer macht.

Aber unerwartet schwindet
Vor uns Nacht und Dunkelheit,
Und der Schwergedrückte findet
Linderung in seinem Leid.

Darum laßt uns weitergehen;
Weichet nicht verzagt zurück!
Hinter jenen fernen Höhen
Wartet unser noch ein Glück.

Mutig, mutig, liebe Brüder,
Gebt das bange Sorgen auf;
Morgen steigt die Sonne wieder
Freundlich an dem Himmel auf.

Ludwig Giesecke




dimanche 8 septembre 2013

Esse intensif et métaphysique de la personne créée

            Selon le Docteur Commun, si l’étant est, c’est uniquement en tant que, et parce que, il a part à l’acte d’être : « possumus dicere quod ens siue id quod est sit in quantum participat actum essendi »[1]. En face de cet esse, l’essentia a valeur de puissance d’être : « In omni ergo substantia quantumcumque simplici, post primam substantiam simplicem, est potentia essendi »[2]. Nous trouvons cette notion de l’esse intensif, acte premier et ultime que l’essence substantielle contracte à la manière d’une puissance réceptive, chez des thomistes de première importance qui appartiennent à des générations et à des cultures différentes les unes des autres : Gilson, Fabro, Forment. Dans les quelques considérations qui suivent, nous voudrions montrer comment ces auteurs ont mis cet esse œuvre dans l’analyse métaphysique de la personne créée.
            Pour Étienne Gilson, la détermination que l’esse reçoit de l’essence est une limitation, et non point une actuation, ce qui renverse l’analogie de proportionnalité, valable en philosophie de la nature, entre les rapports de déterminant à déterminé et d’acte à puissance :

C’est une règle générale que, dans tout rapport de déterminant à déterminé, le déterminé se tient du côté de la puissance et le déterminant du côté de l’acte. Dans le cas présent, au contraire, cette règle ne saurait s’appliquer. Quoi que l’on puisse imaginer qui détermine l’exister, la forme ou la matière par exemple, ce ne peut pas être un pur néant, donc c’est de l’être, et ce n’est de l’être qu’en vertu de l’acte d’exister. Il est donc impossible que la détermination d’un acte d’exister lui vienne du dehors, c’est-à-dire d’autre chose que de lui-même. En effet, l’essence d’un acte fini d’exister consiste à n’être que tel ou tel esse non l’esse pur, absolu et unique dont nous avons parlé. L’acte d’exister se spécifie donc par ce qui lui manque, si bien qu’ici c’est la puissance qui détermine l’acte, en ce sens du moins que son degré propre de potentialité est inscrit dans chaque acte fini d’exister[3].

            Si l’esse et l’essentia sont bien réellement aliud et aliud, ils le sont comme les deux principes, actuel et potentiel, du même étant. Dès qu’il y a un acte d’être fini, il est justement fini par son essence ; et dès qu’une essence est en acte, elle doit son actualité à l’acte d’être qu’elle détermine. L’essence et l’être étant ainsi constitutivement ordonnés l’un à l’autre, la question d’un moyen terme unitif ne se pose pas, car la subsistence de la substance résulte tout simplement de l’esse en tant qu’il est possédé et exercé par l’essence à laquelle il donne l’être[4]. De manière très cohérente avec cette métaphysique de l’étant créé, la personne humaine doit être conçue comme un existant subsistant dont l’essence est une nature raisonnable :

[…] tout homme est une personne. Comme substance, il forme un noyau ontologique distinct, qui ne doit d’être qu’à son acte propre d’exister. Comme substance raisonnable, il est un centre autonome d’activité et la source de ses propres déterminations. Davantage, c’est son acte d’exister qui constitue chaque homme dans son double privilège d’être une raison et d’être une personne ; tout ce qu’il sait, tout ce qu’il veut, tout ce qu’il fait, jaillit de l’acte même par lequel il est ce qu’il est[5].

C’est ainsi dans l’acte d’être que Gilson fonde toutes les caractéristiques de la personne : sa subsistence ontologique d’abord, son autonomie opérative ensuite, grâce à laquelle elle a la maîtrise de ses actes. En effet, l’être tendant nécessairement à s’épancher en agir, l’esse de la nature spirituelle subsistante se déploiera, au-delà de l’essence, en actes spirituels qui, en raison de leur immatérialité, retournent sur eux-mêmes pour enrichir le sujet qui les pose[6].
            Cornelio Fabro comprend lui aussi l’esse comme la source de toutes les perfections de l’étant, dont provient même l’actualité formelle en quoi consiste la quiddité de la substance réelle :

[…] toute essence, bien qu’elle doit acte dans l’ordre formel, est créée comme puissance qui devient actualisée par l’esse participé qu’elle reçoit ; son actualité est ainsi donnée par la « médiation » de l’esse[7].

Lorsque l’acte d’être actue la puissance correspondante, c’est-à-dire l’essence, deux effets formels corrélatifs en découlent aussitôt : d’une part, l’essence, à travers sa forme, acquiert son actualité propre ; et, d’autre part, cette même essence substantielle est instituée sujet de l’esse auquel elle doit toute la perfection qu’elle a. En tant qu’elle est désormais en acte, la substance a un esse in actu : pour Pierre, être, c’est d’abord être homme en acte ; mais cet esse in actu est un être actué, qui se fonde dans l’esse ut actus originaire. Et en tant que cette substance en acte est le sujet immédiat de son acte d’être, elle subsiste, c’est-à-dire qu’elle a l’esse en elle-même, et non dans un autre, à la différence de l’accident[8]. Comme pour Gilson, le principe de subsistence n’est donc rien autre que l’esse au sens fort, en tant qu’il est reçu par l’essence substantielle et se trouve donc subjecté en elle :

Nous pouvons donc conclure que l’esse in actu correspond à l’esse essentiae : comme à l’essence substantielle correspond un esse substantiel, ainsi à l’essence accidentelle (la quantité, la qualité, la relation…) correspond l’esse accidentel. Mais l’esse ut actus essendi est le principium subsistendi de la substance, grâce auquel tant l’essence de la substance que celle des accidents sont en acte et agissent dans la réalité : l’esse des accidents est l’esse in actu dans le tout qu’est la substance première, il est donc une existence secondaire dérivée de l’existence principale qui appartient de droit à la substance réelle comme un tout en acte[9].

L’expérience, puis l’analyse métaphysique, montrent qu’il y a plusieurs niveaux successifs d’être en acte (esse in actu) dans l’étant : celui de la substance, puis celui des formes accidentelles, et enfin celui des opérations ; mais cette « diremption », comme aime à dire Fabro, c’est-à-dire cette distribution de l’être, procède d’un seul acte d’être (esse ut actus), qui s’épanche dans l’étant par l’intermédiaire de la substance, puis des puissances opératives. L’actus essendi est ainsi ce par quoi la substance, statiquement, subsiste ; puis ce en raison de quoi, dynamiquement, elle opère, selon les possibilités que lui donne sa nature. Cette double valence de l’esse intensif parvient à son degré maximum lorsque, l’essence réceptive étant spirituelle, le sujet subsistant et opérant est alors une personne, dont l’activité retourne, pour ainsi dire, sur le « je » dont elle émane. La personnalité implique ainsi l’intentionnalité et la réflexivité, c’est-à-dire l’esse in actu secundo des facultés spirituelles propres à une nature qui transcende la matière, mais elle est formellement constituée par la subsistence d’une telle nature dans son esse ut actus propre. C’est pourquoi le Verbe Incarné a bien une nature et des opérations parfaitement humaines, sans être aucunement une personne humaine : l’esse in actu de son humanité s’enracine dans l’unique esse ut actus du Verbe divin[10].
            C’est à Eudaldo Forment Giralt que revient l’honneur d’avoir explicitement thématisé une métaphysique de la personne à partir du primat de l’esse. En s’appuyant sur de nombreux textes du Docteur Commun, le maître de Barcelone affirme très clairement que l’acte d’être est le principe auquel participent toutes les perfections de l’étant, à commencer par celle de l’essence elle-même :

El ser es el que, por incluir todas las perfecciones, confiere al «recipiente» las perfecciones que posee este último. La esencia, por consiguiente, lo que hace no es completar, o perfeccionar, a su ser, con el que constituye el ente, sino limitarlo, o rebajarlo, en sus perfecciones, según cierto grado o medida. La esencia, por tanto, carece de toda perfección, o realidad. Sus perfecciones y su misma realidad las ha recibido del ser[11].

La substance créée, c’est de l’être reçu selon une certaine mesure, indiquée par l’essence. Or il appartient à la substance, en tant que sujet, de subsister, c’est-à-dire de posséder l’être en elle-même et par elle-même[12]. À l’instar des deux auteurs précédents, Forment en déduit de manière très cohérente que la cause qui fait subsister la substance est celle-là même qui lui confère immédiatement l’être, c’est-à-dire l’actus essendi[13]. Mais puisque la personne se définit précisément comme « distinctum subsistens in natura intellectuali »[14], le principe en vertu duquel la personne créée est à la fois subsistante et intellective consiste en l’acte d’être d’une essence spirituelle :

El principio personificador, el que es la raíz y origen de todas las perfecciones de la persona, incluida su individualidad total, es su ser propio. Según la metafísica del ser de Santo Tomás, todas las perfecciones del ente, que son expresadas por su esencia, se resuelvan en último término en el acto de ser. Lo que hace que un individuo de naturaleza humana, compuesto de cuerpo y alma, sea una persona no es algo que pertenezca propiamente a esta naturaleza, sino su ser propio, acto primero, constitutivo y fundamento de la misma esencia, y causa inmediata de todas las perfecciones[15].

            Dans la personne humaine, comme d’ailleurs en tout suppôt réel, l’esse exerce une double fonction. D’une part, il actue toute la perfection formelle à laquelle l’essence est en puissance, et qui est celle d’un composé hylémorphique individuel dont la forme est une âme qui émerge au-dessus de la corporéité et peut lui survivre : voilà sa fonction « entificatrice » (función entidificadora). D’autre part, le même et unique esse originaire fait exister cette substance individuelle de nature rationnelle en elle-même, et non dans un autre : voilà sa fonction réalisatrice (función realizadora o existencial)[16]. Grâce à cette double fonction de son esse, la personne se possède elle-même : entitativement, parce qu’elle subsiste en elle-même ; et opérativement, parce que l’activité qui procède de sa nature spirituelle revient sur elle-même[17]. Forment fonde et réconcilie ainsi dans l’acte d’être les deux grandes caractéristiques la personne, celle de la subsistence ontologique et celle de la conscience intentionnelle.
            Cette reductio ad esse paraît, au premier abord, se heurter frontalement à un texte de saint Thomas que citent fréquemment les héritiers de Cajétan :

[…] et ideo, licet ipsum esse non sit de ratione suppositi, quia tamen pertinet ad suppositum, et non est de ratione naturae, manifestum est quod suppositum et natura non sunt omnino idem in quibuscumque res non est suum esse[18].

L’Aquinate semble soutenir ici que l’esse n’appartient pas à la ratio du suppôt, c’est-à-dire à sa notion constitutive, non plus qu’à celle de la nature créée (ce deuxième point étant évident en thomisme), mais que le suppôt et la nature diffèrent néanmoins en ceci que l’esse « concerne » ou « regarde » le suppôt (pertinet ad), au lieu qu’il reste autre que la nature. Les tenants du mode de subsistence en déduisent que la nature est constituée en suppôt par un terme qui, n’étant ni l’esse ni la nature elle-même, doit être nécessairement une tierce entité[19]. À cette objection majeure, Forment répond en s’appuyant sur la tradition thomiste opposée à Cajétan, celle qui remonte à Capréolus[20], et qui fut notamment illustrée au XXe siècle par le cardinal Louis Billot S.J. L’exposé de celui-ci est si clair qu’il mérite d’être cité longuement :

[...] cum subsistens creatum nihil aliud sit quam substantia habens suum proprium esse in se, ut saepe inculcatum est, duobus modis sumi et significari potest: realiter scilicet, et denominative. Realiter sumptum, dicit totum compositum ex essentia et esse, quorum utrumque in sui ratione intrinseca claudit. Denominative autem acceptum, dicit tantum substantiam individuam, connotando esse quod ab illa habetur, quandoquidem omne subiectum habens perfectionem, a perfectione habita recte denominari potest. Et simile est de albo, quod realiter consideratum dicit compositum ex subiecto et albedine, sed denominative dicit solum subiectum, connotando albedinem quae illud afficit et in eo recipitur. Et haec est ratio cur S. Thomas aliquando dicit quod esse pertinet ad ipsam constitutionem subsistentis, aliquando vero excludit esse ab eo quod importat in recto ratio suppositi. Sed nulla est ibi contradictio, quia ut bene animadvertit Capreolus in III, D. 5, Quaest. 3 circa finem: « Album est duplex, denominativum et formale; ita etiam persona vel suppositum potest dici dupliciter. Primo modo denominative, et sic suppositum dicitur illud individuum quod per se subsistit. Secundo modo formaliter, et sic suppositum dicitur compositum ex tali inividuo et ex sua subsistentia per se ». Non mirum igitur videri debet si S. Thomas rem subsistentem modo una, modo altera ratione accipiat, et per consequens sibi semper constare dicendus sit, licet quandoque verba discordare videantur[21].

            La clef du problème consiste ainsi en la distinction entre le suppôt considéré denominative, c’est-à-dire selon qu’il est dit être ce qui est « posé sous » (sub-positum) l’esse et les accidents, d’une part, et le même suppôt considéré realiter, c’est-à-dire en tant qu’il est réellement ce qui subsiste, d’autre part. Sous le premier aspect, le suppôt se rapporte à l’esse et en dépend, mais il ne l’inclut pas : en ce sens, le suppôt (ou la personne) est ce qui a l’esse, mais ne se définit pas par l’esse, bien qu’il soit sous l’esse, de la même façon, mutatis mutandis, que l’homme blanc denominative est bien le sujet de la blancheur, mais ne se définit pas par la blancheur que néanmoins il possède. C’est sur ce registre que saint Thomas peut écrire que « esse […] personam autem, sive hypostasim, consequitur sicut habentem esse[22] ». Sous le second aspect, en revanche, le suppôt inclut l’esse comme ce en vertu de quoi il subsiste : en ce sens, il est ce qui a l’esse en soi, et non en un autre, de la même manière, analogiquement, que l’homme blanc realiter (Billot) ou formaliter (Capréolus) n’est vraiment tel que grâce à la composition ontologique de la substance homme et de l’accident blancheur. C’est dans cette optique que le Docteur Angélique note, sans se contredire, que « esse pertinet ad ipsam constitutionem personae[23] ». La distinction entre ces deux regards sur la personne provient de la composition réelle qui caractérise tout étant créé : ce qui est doit tout ce qu’il est à son acte d’être, de telle sorte que la personne, comme tout autre suppôt réel, est constituée par son esse spécifié et limité par son essence ; mais ce qui est, n’est pas son propre acte d’être, de telle sorte que le suppôt, sous l’esse auquel il participe, ne s’identifie pas à celui-ci.





[1] Expositio Libri Boetii De ebdomadibus, lect. 2.
[2] Sententia super Physicam VIII, lect. 21, n. 13.
[3] É. Gilson, Le Thomisme, 177-178. Chacun sait que Gilson traduisait habituellement l’esse thomiste par « exister » ou « acte d’exister », pour éviter l’ambiguïté du verbe substantivé « être », qui signifie plutôt ens que esse. À la fin de sa vie, il revint sur cet usage, comme en témoigne la troisième édition, publiée en 1972, de Id., L’Être et l’essence, 350-351 : « J’écrirais aujourd’hui sans hésiter, d’un bout du livre à l’autre, étant, pris substantivement, pour désigner l’ens, ou “ce qui a l’être”, et je réserverais le mot être, pris lui aussi substantivement, pour signifier ce que saint Thomas nommait esse, ou actus essendi, qui est l’acte en vertu duquel un étant est un être actuel ».
[4] Cf. É. Gilson, L’Esprit de la philosophie médiévale, 192, note 1 : « L’être est l’acte même d’exister. En se posant par cet acte, l’être se pose en soi et pour soi. Puisqu’il est, il est par définition lui-même et nul autre : indivisum in se et divisum ab alio ; on nomme précisément substance l’être conçu dans son unité indivise, et l’on nomme subsistence la propriété qu’il a d’exister comme substance, c’est-à-dire pour soi et sans dépendance substantielle à l’égard d’un autre être. Ainsi l’acte d’être cause la substance et sa subsistence ».
[5] É. Gilson, Le Thomisme, 371.
[6] Cf. É. Gilson, « Éléments d’une métaphysique thomiste de l’être », n° 39, 117 : « L’opération vient donc de l’être de l’étant et lui retourne comme le posant dans sa complète actualité ».
[7] C. Fabro, Participation et causalité selon S. Thomas d’Aquin, 630.
[8] En effet, saint Thomas décrit ainsi la substance in Quaestiones de quolibet IX, q. 3, ad 2 : « substantia est res cuius naturae debetur esse non in alio; accidens vero est res, cuius naturae debetur esse in alio ».
[9] C. Fabro, Participation et causalité selon S. Thomas d’Aquin, 265.
[10] Cf. C. Fabro, «La problematica dello “esse” tomistico », 122 : « Quindi in Cristo c’è un unico esse suppositi come atto costitutivo intenso. C’è un duplice esse se si prende l’esse come “esse in actu” perchè due sono le nature secondo le quali è in atto la Persona del Verbo, la divina e l’umana: altro quindi è il modo di “essere in atto” secondo la natura divina e altro secondo la natura umana ».
[11] E. Forment, Lecciones de Metafísica, 248.
[12] Cf. De potentia, q. 9, a. 1, c : « Substantia vero quod est subiectum, duo habet propria. Quorum primum est quod non indiget extrinseco fundamento in quo sustentetur, sed sustentatur in seipso ; et ideo dicitur subsistere quasi per se et non in alio existens ».
[13] Cf. E. Forment, Ser y persona, 37-38: « Si lo que hace existir o encontrarse en la realidad del modo que sea es el “esse”, lo que hará existir a la sustancia de un modo especial será el “esse”. Como este modo de existir es el subsistir, esto es, el existir “in se et per se”, en sí y por sí, o por propia cuenta y no por la de otro, lo que hará existir así será el “esse” de la sustancia, su “esse” propio, pues si existiera por otro “esse”, que no fuera el de la sustancia, ésta ya no existiría por sí misma sino por otro, y, por tanto, ya no sería subsistente. Así, pues, la causa del subsistir es el “esse” propio, y, por tanto, para que algo subsista es preciso que posea un “esse” propio ».
[14] Scriptum I, d. 23, q. 1, a. 4, c.
[15] E. Forment, « La “trascendentalidad” de la persona en Santo Tomás de Aquino », 279.
[16] Cf. E. Forment, Ser y persona, 36-37: « Este último [= l’actus essendi], por tanto, realiza dos funciones. Una entificadora, pues convierte a la esencia en ente, ya que éste es la esencia que tiene el “esse”, y, por ello, la esencia sin el “esse” no es un ente. […] La segunda función se puede llamar realizadora o existencial, pues hace que este ente que ha constituido, esté presente en en la realidad o exista ».
[17] Cf. E. Forment, « Persona y conciencia en santo Tomás de Aquino », 279 : « El ser propio, en el grado que lo posee la persona, y que la constituye formalmente, le confiere la autoposesión. La persona se posee no sólo entitativamente, como los demás entes, sino también por sus facultades superiores, que manifiestan, con ello, que son espirituales, o propias de una substancia inmaterial, que posee un ser propio ».
[18] Quaestiones de quolibet II, q. 2, a. 2, ad 2.
[19] Cette justification du mode terminatif de subsistence se trouve par exemple en R. Garrigou-Lagrange, La Synthèse thomiste, 657-667.
[20] En s’appuyant ici sur Capréolus, puis en citant Billot, M. Forment montre qu’il porte sur les commentateurs scolastiques de l’Aquinate un autre regard que C. Fabro, lequel, en Participation et causalité selon S. Thomas d’Aquin, 309, reproche au Princeps thomistarum d’exprimer le couple esse – essentia au moyen des locutions esse actualis existentiae – esse essentiae, comme le faisait l’albertiste Jean de Nova Domo à la suite d’Henri de Gand, ce qui oriente déjà l’esprit vers une actualité par soi de l’essence.
[21] L. Billot, De Verbo Incarnato, Commentarius in tertiam partem S. Thomae, 56-57. Le passage cité du Princeps thomistarum se trouve en Capréolus, Defensiones theologiæ Divi Thomæ Aquinatis, In III Sent., dist. 5, q. 3, a. 3, § 2, II, ad 4, 110b : « Illa etiam persona, vel suppositum, potest dici dupliciter : primo modo, denominative, et sic suppositum dicitur illud individuum quod per se subsistit; secundo modo, formale, et sic suppositum dicitur compositum ex tali individuo et ex sua per se subsistentia ». E. Forment examine la position de Billot dans Ser y persona, 251-256, et celle de Capréolus dans le même ouvrage, passim.
[22] ST III, q. 17, a. 2, ad 1.
[23] ST III, q. 19, a. 1, ad 4.

jeudi 18 juillet 2013

Jornada de Estudios Tomísticos en Barcelona

            Le vendredi 12 juillet dernier, nous avons eu l’honneur de participer à une belle journée d’études thomistes, organisée par l’Université Abat Oliba de Barcelone. Elle avait pour thème Ser y Persona, l’être et la personne. Parfois, ce genre de sujet donne lieu à des colloques un peu décousus, où chacun expose en définitive ce qu’il veut. Tel n’était aucunement le cas : un fil conducteur parfaitement lisible unissait les différentes interventions, qui étaient toutes de bonne tenue scientifique. En attendant la publication des Actes, nos lecteurs pourront écouter l’ensemble des exposés en cliquant sur les liens suivants :




dimanche 23 juin 2013

Musica, classica ovviamente

Benché non cerchiamo, in questo bloc-notes, di commentare l’attualità, ci sembra importante, oggi, di citare un articolo pubblicato da Giuseppe Rusconi:

Per illustrarne la pertinenza, proponiamo pure lo splendido Concerto per fagotto ed orchestra, KV 191, di Mozart:

Non possiamo concepire la vita cristiana senza il corteo di tutti i trascendentali, ed in particolare della bellezza, che ne è come il loro ambasciatore.

samedi 25 mai 2013

Guido Reni, La Sainte Trinité

            Au XVIIe siècle, les représentations picturales de la Sainte Trinité ne furent pas très nombreuses, car les programmes iconographiques consécutifs à la Contre-Réforme étaient davantage orientés vers la vie du Christ, de la Vierge ou des saints. Guido Reni nous a pourtant laissé une splendide Trinité pour le maître-autel de l’église éponyme de la Trinità dei Pellegrini. Elle est d’une lecture fort aisée. Le Père trône en majesté dans la partie supérieure du tableau. Il est revêtu d’une tunique blanche et d’une somptueuse chape violette et rouge, symboles de sa divinité fontale et de son autorité suprême. Il porte une barbe, comme les vieillards, parce qu’il est l’Inengendré ; et sa tête est surmontée d’un nimbe crucifère, parce qu’il n’a qu’une pensée, son Fils, qui est marqué pour l’éternité au sceau de la Croix. C’est pourquoi le Verbe est représenté comme le Crucifié, bien qu’il soit désormais dans la gloire : en effet, pour nous autres mortels, il n’est pas d’autre accès à la Trinité bienheureuse que la Croix. Au-dessus du Christ est la colombe de l’Esprit-Saint, qui éploie ses ailes sur le sein du Père : c’est ici en effet qu’il conduit ceux qui gardent les commandements du Fils. Le Père, l’Esprit, et le chef du Verbe Incarné apparaissent sur un ciel d’or, symbole de l’éternité où réside la divinité ; en revanche, la Croix et le corps du Crucifié émergent sur une nuée et un ciel d’azur, qui évoquent à la fois notre monde et la paradoxale théophanie que fut la mort de Jésus. Des anges ponctuent toute la scène : on les devine innombrables autour du Père et de l’Esprit, et on en distingue nettement quatre autour du Christ. Peut-être Guido s’est-il souvenu que le nombre quatre symbolise la terre et, plus amplement, la création, de sorte que ces deux anges et ces deux angelots seraient alors comme le pendant créé de la Triade incréée, l’humanité du Christ étant le pont qui relie les deux univers. Conclusion : dans la Rome baroque aussi, l’art guidé par la théologie savait représenter la totalité du Mystère révélé.

Guido Reni, La Sainte Trinité, 1625,
Rome, église de la Trinité-des-Pèlerins.

Gonzague de Reynold, Le Chant de la Bérézina

            Gonzague de Reynold nous a laissé, dans La Gloire qui chante, un « chant » qui ne prétend pas compter parmi les chefs-d’œuvre de la poésie française, mais qui exprime fort bien, cependant, le drame de notre condition terrestre, et l’inéluctabilité de son terme. Si la foi donne sens à ce pèlerinage, elle n'en n'évacue pourtant pas l'âpreté.


Notre vie est un voyage
Dans l’hiver et dans la nuit,
Nous cherchons notre passage
Sous un ciel où rien ne luit.

La souffrance est le bagage
Qui meurtrit nos reins courbés ;
Dans la plaine aux vents sauvages
Combien sont déjà tombés !

Dans la plaine aux vents sauvages
Le vent les a déjà couverts ;
Notre vie est un voyage
Dans la nuit et dans l’hiver.

Pleurs, glaces, sur nos visages
Vous ne pouvez plus couler.
Et pourtant, amis, courage :
Demain va vous consoler !

Demain, la fin du voyage,
Le repos après l’effort,
La patrie et le village,
Le printemps, l’espoir, - la mort !

Gonzague de REYNOLD,
La Gloire qui chante,
Spes, Lausanne, 1919, p. 56 – 57.

lundi 22 avril 2013

Esse, essentia, ordo


                        Nous signalons à nos aimables lecteurs que nous avons mis en ligne notre étude « Esse, essentia, ordo, pour une métaphysique de la participation opérative », publiée in Espíritu 61/143 (2012), p. 9-71. Le texte est disponible en cliquant sur le lien correspondant dans la rubrique « publications ».

samedi 12 janvier 2013

Marc Fumaroli et la représentation du Baptême du Christ par Nicolas Poussin


            Par rapport à la critique d’art des générations précédentes, Marc Fumaroli a le grand mérite d'avoir redécouvert les théories de la représentation picturale dont s’inspiraient les peintres antérieurs au siècle des Lumières, et notamment ceux du XVIIème siècle. À cet égard, L’École du silence, Le sentiment des images au XVIIe siècle est un maître livre. Il ne méconnaît ni ne nie tout ce que les études bien connues d’un Heinrich Wölfflin[1] ou d’un Eugenio d’Ors[2] peuvent nous apprendre sur l’âge baroque – concept que relativise d’ailleurs Fumaroli -, mais il nous permet d’entrer dans une compréhension beaucoup plus profonde des œuvres de ce temps. La thèse de fond affirme l’importance de la rhétorique classique héritée d’Aristote et de Quintilien, ou plutôt d’une transposition « silencieuse » de cette discipline, pour la création picturale au XVIIème, et donc pour une contemplation intelligente des œuvres que nous a laissés le Seicento. C’est en appliquant cette méthode que Fumaroli commente Le Baptême du Christ de Nicolas Poussin :

[…] nous pouvons faire un dernier pèlerinage devant un tableau de Poussin, le Baptême du Christ de Philadelphie (1653-1655). Par une apparente inversion des rôles et des attitudes, c’est Jean-Baptiste dans cette composition, debout, incliné légèrement en avant, les deux mains tendues pour former la coupe d’eau lustrale, au-dessus de la tête de Jésus, qui semble revêtir ce port sacerdotal des logophores réservé ailleurs au Christ, et c’est le Christ, vu de trois quarts et de dos, agenouillé et la tête baissée, qui semble avoir revêtu l’humilité expectative de la pécheresse dans la Femme adultère. Mais cette équivoque superficielle est prévenue par des signes puissants et indubitables. La toge noblement drapée qui enveloppe le Christ donne à cette figure agenouillée une majesté royale qui contraste avec le sayon et les grègues plébéiens que porte le Baptiste, et avec la semi-nudité des autres candidats au baptême. Le visage du Christ est penché, mais au-dessus de l’eau miroitante du Jourdain qui reflète le ciel. Et c’est bien la main ouverte du Christ sortant à peine de sa toge, qui suffit à donner au Baptiste, et à tout le groupe qui le suit, leur orientation. Elle entraîne à vénérer (en l’absence des accessoires habituels de la scène sacrée : la colombe du Saint-Esprit et Dieu le Père dans les nuées) la divinité de la lumière reflétée dans les eaux. En se faisant serviteur de l’humanité, représentée dans cette action par saint Jean-Baptiste, chef et tête d’un groupe agenouillé et demi-nu de disciples, le Verbe incarné peut bien s’incliner : il n’en est pas moins l’acteur principal et le sujet d’un sacre public, d’une dicatio. Tous les autres gestes, toutes les attitudes diverses de ce groupe sont suspendus au sien, à son service, et son apparente abdication d’autorité, dans ce désert empli de silence et de lumière, est en réalité la suprême représentation du retrait dans les profondeurs qui, dans l’univers de Poussin, signale l’éclosion et la présence d’une plus forte parole. Dans une mise en scène plus peuplée, le Baptême d’Édimbourg (1644) délivrait déjà ce message : le Christ agenouillé de face, ceint du même linge qu’un Crucifié, recevant humblement le baptême de Jean debout, n’en était pas moins le maître royal de la lumière et de l’action. L’événement et l’avènement du Verbe, dans ce retrait silencieux où la peinture est à même de les montrer, y sont saisis à l’état naissant, dans cet Ouvert dont parle Rilke, et où ils donnent au message la puissance retenue d’une parole intacte, contagieuse, sainte et sacrée, parce que non encore proférée. L’efficacité de la parole est en raison inverse de la prodigalité à se répandre[3].

Nicolas Poussin, Le Baptême du Christ, 1653-1655
Philadelphie, John G. Johnson Collection

Nicolas Poussin, Le Baptême du Christ, 1647
Édimbourg, National Gallery of Scotland




[1] Cf. Heinrich Wölfflin, Kunsgeschichtliche Grundbegriffe : das Problem der Stilenentwicklung in der neueren Kunst, Bâle, Schwabe, 192004 ; Id, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art : le problème de l’évolution du style dans l’art moderne, trad. fr. de Claire et Marcel Raymond, Paris, G. Montfort, 1994.
[2] Eugenio d’Ors, Lo Barrocco, Madrid, Tecnos, 1993.
[3] Marc Fumaroli, L’École du silence, Le sentiment des images au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1998, p. 226-227.

jeudi 22 novembre 2012

Strasbourg, 22 novembre : 1959 et 1964


            On admirera le classicisme de la langue : le rythme, la période, l’argumentation, et l’on méditera sur l’impossibilité qu’il y aurait, aujourd’hui, à prononcer, en quelque ville de France que ce soit, de tels discours, parce que l'auditoire ne pourrait les comprendre, qu'il soit universitaire ou populaire. Puis l’on considérera la lucidité du propos, en même temps que l’échec historique de la tentative : l’Europe s’est faite tout autrement, contre la souveraineté de ses états, contre l’âme de ses peuples, et surtout contre les racines chrétiennes de sa culture, que ces discours n’évoquent pas explicitement, mais qu’ils présupposent amplement. Souvent  - toujours, peut-être -  les idées hautes et les desseins profonds sont broyés par l’histoire. C’est pourquoi nous nous en remettons à celui qui, étant l’Alpha et l’Oméga, le Principe et la Fin (Ap. 21, 6), fera tourner toutes choses à sa gloire.


dimanche 18 novembre 2012

Giornata di studio sull'epistemologia della fede nel Medioevo


            Ci permettiamo di segnalare ai nostri lettori residenti in Urbe, o che potrebbero esserci, la giornata di studio sull’epistemologia della fede nel Medioevo, da sant’Alberto Magno a Giovanni Capreolo, che avrà luogo nel Pontificio Ateneo Regina Apostolorum il giovedì 22 novembre 2012. Ulteriori informazioni si possono trovare qua:

samedi 17 novembre 2012

Le désir de l’otium chez Claude Lorrain comme allégorie du désir de Dieu selon Marc Fumaroli


            Laisssons Marc Fumaroli dire ce soir des choses que nous avons toujours pensées, mais que notre inculture nous a empêché d’exprimer…

Baudelaire, dans L’invitation au voyage, où il rivalise en poète avec les grandes marines du peintre Claude Lorrain, autres accalmies obtenues par un long et savant labeur, évoque moins le repos, que le désir du repos et le voyage qui conduit à lui. Les paysages du Lorrain, comme ceux de son contemporain Poussin, tous deux étrangers œuvrant à Rome au milieu du xviie siècle, pénètrent en effet leur spectateur d’un sens d’otium où le repos n’est pas donné au premier regard, mais laissé à désirer comme une patrie lointaine. Ni l’un ni l’autre n’avaient accès, sauf  exception pour Poussin, aux grandes commandes officielles de l’Église, que se réservaient les peintres indigènes. Ils ont composé des tableaux de moyen format, gâteaux de miel destinés à la délectation et à la méditation intimes d’une clientèle d’amateurs et de collectionneurs privés.
            Devant les paysages marins du Lorrain, le spectateur est comme invité à s’asseoir, en vacance, sur le quai d’un port, au coucher ou au lever du soleil, à l’heure où s’équilibrent ombre et lumière. Il embrasse le paysage au moment où la bonace laisse place à la brise et il découvre, dans le vaste panorama de mer et de ciel déployé sous ses yeux, les navires qui viennent de lever l’ancre, voiles déployées, leurs mâts dessinant des Croix sur le ciel. Le peintre a mêlé, dans une sorte de court-circuit interne à une longue mémoire, des monuments antiques et des monuments modernes, des personnages minuscules représentant des scènes de l’Histoire ou du mythe antiques, et le réalisme moderne d’un port peu animé, de ses ouvriers à terre, de ses caravelles haut gréées. Dans l’espace ouvert par la perspective aérienne et les architectures, les temps ont cessé de se succéder, il se superposent. Paysages d’otium, vus du portum tranquille qui en est synonyme, mais qui s'ouvrent, avec les vaisseaux en partance, sur l’horizon infini vers lequel ils vont faire voile emmenant le regard ailleurs, vers encore un autre repos, un autre port, invisible. Le spectateur du xviie siècle pouvait interpréter ces départs sous le signe de la Croix comme une allégorie du voyage de l’âme exilée vers sa patrie céleste.

Marc Fumaroli, Paris – New York et retour, Voyage dans les arts et les images,
Journal 2007-2008,
[Champs Essais], Paris, Flammarion 42011, p. 51-52.

Voici, sous la plume de l’un des plus prestigieux critiques littéraires de notre époque, une thèse qui nous tient profondément à cœur : chez Claude Lorrain comme aussi, nous semble-t-il, chez Nicolas Poussin, le splendor formae du paysage classique n’exprime pas un humanisme fermé sur lui-même, mais il s’ouvre sur un au-delà de la beauté créée, vers l'océan de la déité en lequel notre désir naturel trouvera son accomplissement. Omnis intellectus naturaliter desiderat divinae substantiae visionem, tout intellect désire naturellment la vision de la substance divine, écrit saint Thomas (Contra Gentiles III, c. 57, n. 4). Ce que la métaphysique de l'Aquinate nous dit à partir de l'ens, la peinture du Lorrain nous le répète à partir du pulchrum: admirable convergence de la philosophie et de l'art, qui eût ravi, n'en doutons pas, Poussin.
            Il nous reste seulement à proposer un tableau de Claude Gellée qui exemplifie à la perfection le propos de Marc Fumaroli, et ce ne peut être que le Port de mer au soleil couchant que l’on peut admirer au Louvre. Rappelons enfin que nous avons déjà présenté, sur ce très modeste bloc-notes, une quarantaine d’œuvres du Lorrain :

Claude Lorrain, Port de mer au soleil couchant, 1639.
Paris, Musée du Louvre.

samedi 6 octobre 2012

Finis Franciae ?


           Seul à Colombey entre le souvenir et la mort, comme les grands maîtres des chevaliers de Palestine devant leur cercueil, il est encore le grand maître de l'Ordre de la France. Parce qu'il l'a assumée ? Parce qu'il a, pendant tant d'années, dressé à bout de bras son cadavre,  en faisant croire au monde, qu'elle était vivante ?

André Malraux, Les Chênes qu’on abat, Paris, Gallimard, 1971, pp. 235-236.

mercredi 3 octobre 2012

Une curieuse prophétie de Gérard de Nerval


            Comme d’autres poètes du XIXème siècle, tels que Victor Hugo ou Alphonse de Larmartine, Gérard de Nerval était hanté par le mystère de Dieu et celui du mal, et comme eux il semble avoir rêvé d’une impossible apocatastase. Son cœur était déchiré entre l’appel de la grâce chrétienne et les séductions de l’occultisme, et l’on sait que cette inquiétude l'emmena très loin dans la mer sans rivage de la folie, pour s'achever ici-bas par son suicide dans la rue de la Vieille-Lanterne, le 26 janvier 1855. Quelle science véritable du mystère d’iniquité lui donna ce commerce tragique avec les esprits, bons et surtout mauvais, du monde invisible ? Personne ne saurait le dire précisément, car de toute façon le lÒgoj de l’histoire universelle demeure, jusqu’au jour du Jugement, le secret de Celui qui en est l’Alpha et l’Oméga (Apoc. 1, 8).
            C’est dans cet esprit d’abandon à la Providence que nous pouvons relire une assez curieuse prophétie de Gérard, datée de 1851 :

Il y a, certes, quelque chose de plus effrayant dans l’histoire que la chute des empires, c’est la mort des religions… S’il était vrai que la religion chrétienne n’eût guère plus d’un siècle à vivre encore, - ne faudrait-il pas s’attacher avec larmes et avec prières aux pieds sanglants de ce Christ détaché de l’arbre mystique, à la robe immaculée de cette Vierge mère, - expression suprême de l’alliance antique du ciel et de la terre, - dernier baiser de l’esprit divin qui pleure et qui s’envole !

Gérard de Nerval, préface d’un article sur Quintus Aucler,
cité in Albert Béguin, Gérard de Nerval, Paris, José Corti, 1945, p. 52.

Certes, l’ « esprit divin » ne saurait jamais ni pleurer ni s’envoler, et il est à la fois vain et dangereux de déplorer je ne sais quelle impuissance du Tout-Puissant. Nous n’en restons pas moins impressionnés par la pertinence de la datation : un peu plus d’un siècle après 1851, cela nous conduit aux années 1960, qui furent en effet celles où commença la grande sécularisation du monde, que rien, pour le moment, n’a pas pu arrêter de façon décisive, pas même la chute de l’empire soviétique en 1989. En France, nous en sommes à la légalisation du « mariage » homosexuel et de l’euthanasie, pour ne rien dire de l’effondrement des mœurs et de l’effacement du sens de la beauté. Caveant consules ! Et attachons-nous plus que jamais au Christ, qui n’est plus sanglant mais ressuscité pour toujours, ainsi qu’à « la robe immaculée de la Vierge Mère ».

jeudi 27 septembre 2012

De Claude Lorrain à Camille Corot


            Au-delà des écoles de peinture et des techniques de composition, dont les historiens de l’art cherchent fort justement à saisir, d’un âge à l’autre, l’originalité et la succession, les œuvres d’art nous intéressent dans la mesure où, participant à la beauté  - qui est l’un des noms de l’être -, elles en réveillent le goût dans le cœur de l’honnête homme en pèlerinage vers l’éternité. Or, de même que rien, dans la création divine, ne saurait être sans être et sans forme, de même rien ne pourra jamais être beau, dans la création humaine, sans lumière et sans harmonie. Ce principe, s’il était entendu dans toute sa hauteur et toute sa profondeur, devrait suffire à légitimer ce que nous appelons le classicisme essentiel. Celui-ci ne se confond aucunement avec le classicisme historique, qui n’en est qu’un moment ; il inclut bien d’autres esthétiques, et il n’exclut que l’informe et l’obscur, parce que, alors, l’« art » se mue en dé-création, c’est-à-dire en haine de l’être et du Créateur.
            Une illustration de ce classicisme essentiel nous est offerte par l’œuvre de Camille Corot. Né en 1796, mort en 1875, ce coloriste délicat reste à la marge des catégories historiques usuelles pour le XIXème siècle : il n’est certainement ni néoclassique, ni romantique ; il n’est pas non plus un réaliste dru à la Courbet, car le réel qu’il peint n’est pas âpre, mais poétique ; et il n’est pas davantage un pré-impressioniste, car il ne dissout pas les contours dans l’impression visuelle éphémère ; au contraire, il fait vibrer les formes dans la lumière pour en fixer la valeur pérenne. Concrétisons notre propos. Voici deux vues du Pont de Narni, ruine romaine sur le Tibre, parallèle à la via Flaminia, à quatre-vingt-dix kilomètres environ au nord de Rome: un thème parfait pour quiconque est sensible à l'équilibre et à la lumière du paysage romain. La première, exposée au Louvre, remonte à 1826, et de nombreuses monographies en font mention ; la seconde, qu’il faudrait aller jusqu’à Ottawa pour admirer, date de 1827, et peu d’ouvrages la citent, car elle a été réalisée en atelier, et non sur place, ce qui gêne un peu la sensibilité de nos contemporains, qui préfèrent ce qui porte la marque de la spontanéité. En contemplant l’une et l’autre, mais surtout la seconde, d’un regard qui ne soit pas prévenu, l’œil pense immédiatement à Claude Lorrain. Certes, les deux univers picturaux sont fort différents. Corot laisse peu entrevoir le dessin de ses sujets, alors que Claude le fait affleurer dans tous ses tableaux ; le pinceau du Parisien procède par petites masses de couleurs homogènes, tandis que le Lorrain recourt plus fréquemment à des variations chromatiques insensibles ; et, si l’on veut, les œuvres du premier ont un effet plus « réaliste », et celles du second, plus « idéal ». Mais, quelque notables que soient ces oppositions, elles ne devraient pas nous masquer la parenté qui unit ces deux paysagistes : tous deux font resplendir la luminosité de la nature, en évoquant une lumière qui n’est pas purement corporelle.

Camille Corot, Le Pont de Narni, 1826.
Paris, Musée du Louvre.

Camille Corot, Le Pont de Narni, 1827.
Ottawa, Musée des Beaux-Arts du Canada.